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Le rougay sosis, la reconnaissance d’un plat emblématique

Publié le 25 août 2023

La popularité du rougail saucisse dépasse désormais les limites de la Réunion… En 2018 déjà, il faisait partie des 10 premières recettes les plus recherchées sur Google France et il est devenu, sur les blogs culinaires et les sites dédiés au voyage, « le » plat réunionnais.

Un texte de Laurence Tibère, publié dans la revue du CCE, Conseil de la culture, de l’éducation et de l’environnement de la Réunion n°2, intitulé « Reconnaissances » (2022)*

Dessin de Kitsune (2022)

Une recette à succès... À la radio ou sur le petit écran certains chefs ou experts en cuisine, comme Christian Béguin sur TV Québec, ou Cyril Lignac sur M6, dont les émissions ont une large audience aussi sur la toile, s’en font les ambassadeurs. La présence du plat dans l’offre de certaines grandes enseignes alimentaires françaises marque une étape supplémentaire dans sa valorisation. Ainsi, dans la grande distribution, il est régulièrement à l’honneur au rayon traiteur où il figure selon le cas parmi les plats régionaux ou à côté des plats exotiques. Plus récemment, il est venu enrichir l’offre de certaines enseignes de la cinquième gamme : la marque Fleury Michon le positionne dans la catégorie « Évasion », aux côtés du Poulet tandoori et du Chili con carne, et chez Picard, il est commercialisé en édition limitée, tant sur le marché hexagonal que réunionnais, dans le cadre d’un partenariat avec des acteurs de la filière alimentaire locale. Face à ce succès, les réactions des Réunionnais sont pour le moins ambivalentes, oscillant entre sentiment de fierté et mouvements de colère et de crainte. Ces débats passionnés autour des recettes proposées dans les médias, donne à voir l’importance de la relation des Réunionnais à la cuisine et le statut symbolique particulier de ce plat. En même temps, ils dévoilent les dynamiques locales et globales qui sous-tendent la construction d’un plat emblématique.

Un emblème alimentaire réunionnais

Une analyse sociohistorique exhaustive retraçant précisément les débuts du plat, les modalités techniques et sociales d’entrecroisement des influences françaises (saucisses, charcuterie) et indiennes, et de sa diffusion au sein de la société réunionnaise serait précieuse. À défaut, je pointerai le fait que dans la taxinomie culinaire (créole) réunionnaise, il appartient à la catégorie des rougay marmite (à la différence des rougay pilon, préparés généralement crus ou peu cuits), que contrairement au cari, plus aqueux, il est plutôt « sec », et enfin, qu’il est « en principe » pimenté. Les questions autour de la présence ou non de curcuma ou d’ail ou de gingembre, rappellent, pour paraphraser Claude Lévi-Strauss et Jean-Pierre Poulain s’agissant des mythes, que la recette d’un plat est toujours la somme de ses variantes, que celles-ci soient familiales, ethnoculturelles ou micro-régionales et c’est aussi dans cette plasticité que réside la vitalité des cultures alimentaires. Quoi qu’il en soit, les craintes qui transparaissent à la radio, ou dans les journaux, amenant même un observateur à proposer une « recette testée et approuvée » du rougay sosis en se demandant si « ce plat appartient encore aux Réunionnais », traduisent l’attachement à un plat, mais plus largement, à des éléments matériels et immatériels de l’espace social alimentaire.


Les mutations de la société réunionnaise dans un contexte globalisé et instable rendent plus aiguës encore ces inquiétudes et avec elles, les dynamiques qui font qu’un plat, une boisson, ou un ingrédient, deviennent un symbole. Que représente le rougay sosis pour les Réunionnais ? Certaines enquêtes montrent qu’ils évoquent le plaisir gustatif et les saveurs associés au plat, surtout lorsqu’il est préparé avec des saucisses boucanées, ils se remémorent les pique-niques autour du rougay sosis et du riz jaune ou du zembrokal et, parfois, les souvenirs de l’abattage du cochon et des moments partagés autour de la préparation des charcuteries sont mentionnés. Certains interviewés précisent que leur choix personnel ne porterait pas forcément sur ce plat, tout en argumentant malgré tout sur son succès. La facilité de préparation du plat est évoquée : « c’est bon et c’est moins compliqué que le rougay morue ou même que le cari poulet », ou encore, « c’est le premier plat que ma fille a appris à faire avec le riz et les grains ». Lorsqu’on interroge sur le rougay sosis, des nuances apparaissent selon qu’on aborde le sujet sous l’angle des préférences individuelles ou des représentations collectives. Différents sondages, (parmi lesquels celui réalisé par Réunion La Première en août 2020), le placent en deuxième position derrière le rougay morue et avant le cari poulet, en tant que plat préféré des Réunionnais. En revanche, lorsque dans une enquête récente (2022), la question est formulée en termes de « plat qui représente le mieux La Réunion », il arrive en tête. Les interviewés prennent en quelque sorte acte de sa notoriété, sur l’île et ailleurs, et cette reconnaissance est intériorisée au-delà des goûts ou des préférences, individuels. On retrouve des processus similaires dans la qualification sociale de « plats nationaux », par exemple du ceebujën, au Sénégal, ou du nasi lemak pour les Malaisiens. Le processus de désignation des emblèmes procède donc à la fois de dynamiques situées entre l’individuel et le collectif, mais aussi entre le local et le global.

Du local au global

L’interaction entre local et global emprunte diverses voies. Je pense tout d’abord à la diaspora et à la sociabilité alimentaire (invitations, participation à des repas…) qu’elle déploie dans le monde. Sur les blogs la référence à telle ou telle invitation chez des Réunionnais « du dehors » est très fréquente et souligne leur rôle dans la notoriété croissante du plat. En plein confinement, le journal Libération publiait dans sa rubrique « La recette du jour », un article intitulé « Bouffons la vie contre le covid 19 : le rougail saucisse des copains » (2 mai 2020), en hommage aux recettes réconfortantes de l’amitié. Ce plat compte parmi ceux que les étudiants réunionnais en métropole préparent, pour eux, pour les autres, en adaptant la recette selon l’accès aux produits, leurs compétences, mais aussi les interdits religieux. Ainsi, il est fréquent que les étudiants musulmans le préparent, comme c’est le cas à La Réunion, avec des saucisses de poulet (halal ou non selon les cas). La diaspora contribue à valoriser le plat aussi dans les secteurs de la restauration, ou encore, du commerce de détail alimentaire. Si l’accès aux produits réunionnais, et dans le cas du rougay sosis, à la charcuterie réunionnaise, a été facilité par les envois de colis directement par les proches ou via des entreprises spécialisées, il l’est aussi par la production dans l’hexagone. En 2022 par exemple, un couple de Réunionnais ouvrait à Toulouse un magasin spécialisé (plats cuisinés et charcuteries « maison ») avec pour objectif « de permettre aux Réunionnais de Toulouse et sa région de retrouver (…) La Réunion dans nos rayons, et faire découvrir ou redécouvrir aux Toulousains les spécialités de notre île » (propos recueillis sur le site Réunionnaisdumonde.com).
 
Le tourisme est également une voie de légitimation, à travers l’offre de restauration et les invitations de proches ou d’amis séjournant sur l’île. Il fait partie des plats réunionnais que les visiteurs métropolitains, qui représentent rappelons plus de 80 % des touristes, repèrent et consomment. Un bref détour là encore par les discussions en ligne souligne le rôle des voyages dans la découverte et l’appréciation positive du plat. À travers le partage d’expériences et de recettes, on repère les mécanismes par lesquels le plat est adopté, la plupart du temps adapté, aux goûts, aux préférences alimentaires et aux compétences culinaires mais aussi selon la disponibilité des ingrédients. Certaines de ces adaptations heurtent parfois les Réunionnais qui les perçoivent comme des « fautes » de grammaire voire des non-sens tant elles sont éloignées de leur syntaxe culinaire. C’est en partie dans ces processus, quasi inévitables, que s’ancrent les craintes de dépossession et d’une certaine façon, assez paradoxalement, le sentiment de non-reconnaissance.

Un succès qui fait débat

Toutes proportions gardées, on pourrait faire un parallèle avec le succès planétaire de la pizza napolitaine, qui a conduit les Italiens, à demander et obtenir son classement (en 2017) en tant que savoir-faire culinaire, au patrimoine mondial de l’UNESCO. L’inscription sur la liste des patrimoines immatériels inclut non seulement des recettes mais aussi d’autres aspects considérés comme socialement et/ou politiquement pertinents par les candidats. Ainsi, la démarche récente du Ceebujën répond non seulement aux craintes de dilution d’un plat, d’un savoir-faire culinaire et social, dans la globalisation mais aussi à la volonté d’en faire un symbole de la place des femmes sénégalaises et de la résilience d’un peuple face à la colonisation.

L’un des paradoxes de l’inscription sur la liste du patrimoine mondial est qu’elle ancre une recette, un type de repas ou un mode de production, dans un espace social spécifique, tout en l’intégrant dans un « en-commun » plus large, celui de l’humanité. Elle invite à relativiser les questions autour de la propriété des recettes et à garder à l’esprit que les nourritures circulent et que les cuisines, comme les sociétés sont vivantes. C’est aussi cette vitalité qui fait que les spaghettis carbonara à la crème fraîche ou le couscous royal riche en viandes et merguez, n’existent qu’en France, et il y a fort à parier que le rougay sosis, qu’il soit à la crème ou façon cassoulet (comme dans certains lieux à Toulouse) ou sous d’autres formes, n’échappera pas à la règle. C’est un peu la contrepartie de sa reconnaissance et de son succès…



* Laurence Tibère est professeure des universités en sociologie. Elle est représentante de l’Institut de Recherche pour le Développement pour La Réunion, Mayotte et les Iles Eparses depuis janvier 2023. Ses recherches portent les changements dans les contextes postcoloniaux et sur les mutations sociales qui s’y opèrent, en particulier dans l’alimentation. Ses travaux concernent principalement les DROM, la région Asie-Pacifique et l’Afrique de l’Ouest. Ils sont en lien avec des questions de santé publique, mais aussi de développement local, d’aménagement des territoires et de patrimoines culturels. Elle a été directrice adjointe de l’UMR CERTOP-CNRS et a enseigné à l’ISTHIA, à l’université de Toulouse 2 et est membre du conseil scientifique de la chaire Unesco Alimentations du monde (Montpellier) et de la chaire Food, culture and health (Kuala Lumpur).

Bibliographie :
Poulain, 2018, Sociologies de l’alimentation, Les mangeurs et l’espace social alimentaire, Paris, PUF.
Tibère L., 2009, « Alimentation et vivre-ensemble. Le cas de la créolisation », Revue Anthropologie et sociétés, dir. C. Jourdan et K. Riley, Glocalisation alimentaire, Vol 37, N°2.
« Fréquentation touristique 2019 », Tourisme Infos-Ile de La Réunion, Publication de l’Observatoire régional du tourisme, Edition spéciale 2020.
Liens vers d’autres publications
www.liberation.fr/food/2020/05/02/bouffons-la-vie-contre-le-covid-19-le-rougail-saucisses-des-copains_1784846/
Hubert A. 2000, « Cuisine et politique : le plat national existe-t-il ? ». In : Revue des sciences sociales, N°27. Révolution dans les cuisines. pp. 8-11 ; doi : https://doi.org/10.3406/revss.2000.1839
Tibère, L. 2018, , « La construction sociale de « l’en commun » par la consommation : les sociétés réunionnaise et malaisienne », Revue Hommes et migrations n°1320.


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