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Regard sur la mobilité - Dana Diminescu : "Le migrant connecté"

Publié le 14 mars 2009

« Les institutions concernées, mais aussi le monde de la recherche, recommandent la définition suivante du migrant international : toute personne qui change de pays de résidence habituelle, toute personne qui se déplace et traverse au moins une frontière. A la différence de l’immigré, qui arrive pour rester, le migrant est généralement conçu comme une personne en transit, qui vient seulement pour travailler… »

[Article publié dans Migrations/Société (n°102 - 2005) par Dana Diminescu, sociologue spécialiste de la mobilité et des migrations, Enseignant chercheur à Telecom ParisTech, Directrice scientifique du programme TIC Migrations à la FMSH Paris.

Dana Diminescu

Manifeste : Le migrant connecté - Pour un manifeste épistémologique

La perspective épistémologique de concevoir le migrant dans un système global de mobilités s’inscrit dans une démarche sociologique encore conceptuellement faible et tâtonnante. Si l’idée selon laquelle ce qui définit le monde contemporain c’est la circulation, bien plus que les structures et les organisations stables (J. Urry) est largement accepté dans les sciences humaines contemporaines, les théories migrationistes semblent s’entraver dans une vision qui continue de séparer mobilités des migrants et mobilités des sédentaires, les trajectoires migratoires des parcours urbains, les circulations transnationales et les mouvements de proximité, etc.

Les institutions concernées, mais aussi le monde de la recherche, recommandent la définition suivante du migrant international : toute personne qui change de pays de résidence habituelle, toute personne qui se déplace et traverse au moins une frontière. A la différence de l’immigré, qui arrive pour rester, le migrant est généralement conçu comme une personne en transit, qui vient seulement pour travailler, traverse nos territoires, nos villes et qui retourne à la maison ou repart ailleurs. Dans son schéma analytique minimal, son saisissement sociologique se résume à l’image d’une permanente rupture des lieux qui rattache l’individu à son milieu d’origine ainsi que la confrontation avec un monde de penser et de vie autre. Les géographes (Gildas Simon, 2002) considèrent que le concept de migrant (qu’ils juxtaposent à celui d’émigré ou d’immigré) est fondé sur un critère physique, celui du déplacement dans l’espace et, à ce titre, il ne doit pas être confondu avec celui de l’étranger, fondé sur un critère juridique : « est l’étranger celui qui ne possède pas la nationalité du pays où il réside, qualité d’ailleurs soumise à évolutions selon les politiques nationales d’accès à la nationalité ». Il ne doit pas non plus être confondu avec le nomade qui, par son mouvement, assure la cohérence de sa culture et de son groupe qui se déplace avec lui (Joseph Isaac,1984). Défini par rapport et à l’opposé du sédentaire, il exclut d’emblée toute approche de la figure d’« enraciné ».

L’hétérogénéité des sources sur le plan mondial peut cependant amener dans la pratique à passer d’un concept à l’autre sans s’apercevoir qu’il s’agit d’individus avec des pratiques de mobilité très différentes. Qu’elle relève d’une problématique définie en termes de territoire, d’identité culturelle ou d’intégration sociale et institutionnelle, la définition du migrant réfère à, et se concentre sur une série de ruptures et d’oppositions inhérentes à son destin et qui sont constamment mises en avant comme un principe organisateur de toute une réflexion théorique sur les populations en mouvement : Mobile/immobile, ni là bas/ni ici, absent/présent, au centre/à la marge, etc. Or, il nous semble que cette manière de concevoir les déplacements des personnes est une simplification historiquement et sociologiquement abusive. Ces concepts tiennent difficilement dans un monde atteint par une mobilité généralisée et par une complexification sans précédent de la communication. La fracture générique entre migrant, étranger, immigrant, nomade et même sédentaire tend à s’estomper. Il n’y a jamais eu autant de gens, par le passé, capables d’envisager comme chose allant de soi le fait qu’eux-mêmes ou leurs enfants seront sans doute conduits à vivre et travailler ailleurs que sur leur lieu de naissance. Des migrants qui, sous la couverture d’un visa touristique font le « commerce de valise », des touristes qui voyagent pour s’installer à la fin dans les pays de leurs vacances, des immigrés qui une fois avoir accès à la nationalité reprennent la circulation, des jeunes cadres dynamiques, des fous voyageurs…, tous sont sensés, pour leur stabilité, jongler entre différentes mobilités.

Cette culture de mobilité est d’autant plus normalisée, renforcée et généralisée que l’environnement global des médias donne l’image à un lointain facilement accessible. Ainsi, l’éloge implicite que Simmel faisait de l’étranger en tant que héros éponyme de la modernité et de la médiation se généralise et se banalise. De même, aujourd’hui les immigrants développent des réseaux, des activités, des « styles » de vie et des idéologies qui lient leur pays d’origine au pays d’accueil et qui les réinstallent dans la mobilité. Enfin, les courants de réflexion sur le phénomène migratoire contemporain (et notamment les théories des réseaux transnationaux) s’accordent sur le fait que les migrants d’aujourd’hui sont les acteurs d’une culture de lien, qu’ils ont eux-mêmes fondée et qu’ils entretiennent dans la mobilité. Auparavant à l’état latent, mais propre à tous les groupes qui se déplacent, cette culture du lien est devenue visible et très dynamique une fois que les migrants ont commencé à utiliser massivement les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ainsi, il est de plus en plus rare de voir les migrations comme un mouvement entre deux communautés distinctes, appartenant à des lieux éloignés et marquées par des relations sociales indépendantes l’une de l’autre. Il est au contraire de plus en plus fréquent que les migrants parviennent à maintenir à distance et à activer quotidiennement des relations qui s’apparentent à des rapports de proximité. Le lien “virtuel” – par téléphone ou par mail – permet aujourd’hui, plus et mieux qu’avant, d’être présent auprès de sa famille, des autres, de ce qui est en train de leur arriver, là-bas, au pays ou ailleurs. Le déraciné, en tant que figure paradigmatique du monde migrant, s’éloigne et fait place à une autre figure, encore mal définie mais dont on sait qu’elle correspond à celle d’un migrant qui se déplace et fait appel à des alliances à l’extérieur de son groupe d’appartenance, sans pour autant se détacher de son réseau social d’origine.

Le migrant est aussi à l’origine d’une culture de contrôle qui, grâce aux TIC, s’étend largement au-delà des territoires nationaux, et cela aussi bien dans sa variante hard (centre de rétention) que dans sa variante soft (surveillance électronique des individus par des bases de données, comme c’est le cas du fichier des étrangers AGDREF ou le SIS). La « technologisation » du contrôle aux frontières a conduit à la transformation même de leur nature. D’une zone de barrière à une zone différenciée de filtrage électronique (zone seulement de ralentissement et non plus d’arrêt), les frontières quittent aujourd’hui les cartes d’une géographie physique. Ubiquistes et en forme des fichiers, elles ont fait soudain leur apparition dans les différents consulats, dans les préfectures, sur l’ordinateur portable des agents de contrôle à côté d’un banal péage autoroutier, dans les banques de données de différentes compagnies de transport. Si l’on s’accorde avec Robert Sack [1] qui soutient que le territoire fait sens sur le plan politique en tant que mode de contrôle sur les personnes, le processus ou les relations sociales, on peut avancer que ces nouvelles frontières informatiques, qui déploient une logique de réseau extraterritorial, élargissent, en effet, les territoires nationaux ou communautaires au-delà de leurs frontières d’Etat.

Aujourd’hui, l’administration électronique et, particulièrement les systèmes d’identification biométrique, intéressent autant les pays d’accueil que les pays d’émigration. Si leur intérêt est convergent quand il s’agit de la sécurité publique, de lutter efficacement contre la fraude documentaire et informatique, la constitution de bases de données à partir de « technologies propriétaires » peut avoir aussi des raisons différentes.

Les pays de destination étudient ces techniques dans l’espoir de trouver un instrument de contrôle et de lutter contre la mondialisation des flux migratoires ; les pays d’origine, conscients du profit économique et politique qu’ils peuvent tirer de leurs communautés transnationales, par l’introduction des cartes d’identité multifonctionnelles, tentent d’accroître leur influence géopolitique et d’accumuler le capital social et financier provenant de ses populations disséminées dans le monde. Pris entre deux (ou plusieurs) politiques administratives, vivre et se mouvoir dans un monde où le déséquilibre économique existe, où les frontières nationales perdent leurs sens, vivre le temps de la mondialisation où toute extériorité disparaît, partager les fichiers des étrangers et en même temps le destin anonyme et informatique de monsieur tout le monde [2], le migrant semble incarner l’idéal-type de la gestion de tout un monde en mouvement.

Conjuguant l’ensemble de ces réalités, la définition du migrant qui s’appuie sur différentes formes de rupture, considérées comme fondatrices et radicales, est mise en difficulté. En revanche, un autre principe organisateur émerge : mobilité et connectivité forment désormais un ensemble de base dans la définition du migrant du XXI siècle. Ensemble ils agissent comme un vecteur qui assure et conduit les lignes de continuité dans la vie des migrants et dans les rapports que ceux-ci entretiennent avec leur environnement d’origine, d’accueil ou parcouru. Hier : immigrer et couper les racines ; aujourd’hui : circuler et garder le contact. Cette évolution semble marquer un nouvel âge dans l’histoire des migrations : l’âge du migrant connecté.

Ce sont bien ces lignes de continuité, d’évolution et de liaison, que l’on va tenter d’aborder dans l’intention d’approcher et de comprendre cette figure de migrant connecté. Il ne s’agit pas évidemment de discuter ici de la continuité sur la longue durée (les migrations ont accompagné toute l’histoire de l’humanité, c’est un acquis), mais plutôt de mettre en perspective différentes lectures de la continuité à une échelle temporelle étendue à l’élasticité de nos possibilités d’observation. Autrement dit que, tout en attribuant au temps la qualité d’instaurer des continuités, je ne vais pas aller plus loin sur l’échelle temporelle au-delà de ce que je peux mesurer et enquêter aujourd’hui.

La figure de « l’entre deux » et la vulgate « ni ici, ni là-bas, mais ici et là-bas en même temps » annoncent en quelque sorte l’arrivée, dans la littérature sociologique, du migrant connecté. Les thèmes de la mondialisation, des théories des réseaux et des processus transnationaux ont mis en évidence certains aspects qui peuvent configurer son futur profil : la multiappartenance (aussi bien aux territoires qu’aux réseaux), l’hypermobilité, la flexibilité sur le marché du travail, la capacité de transformer une habilité relationnelle en une compétence productive et économiquement efficace, sont des traits qui vont se retrouver certainement dans la composition de notre migrant.

Mais ce migrant appartenant plutôt à plusieurs aires géographiques et milieux sociaux qu’à « l’entre-deux », ne multiplie-t-il pas plus les lignes de fractures que les lignes de liens ? Dans les migrations, comme dans les figures paradoxales d’Escher, les ruptures et les continuités résument, au fond, le même ensemble dynamique. Dans le tableau ci-après d’Edgar Rubin, nous pouvons voir que la coupe ou que les profils ; de même, par analogie, dans notre cas d’analyse des traits de la figure du migrant, soit les ruptures soit les continuités. Le passage d’une figure à l’autre, d’un état à l’autre se passe au niveau de notre perception. Quand une figure s’actualise l’autre passe dans un état potentiel. Aujourd’hui, l’évolution de nos sociétés vers une modernité « liquide » comme l’appelle Zygmund Baumann confère plus de sens à la continuité qu’aux ruptures, qui resteront bien dans l’ensemble du tableau mais dans un état potentiel. Qu’elles vont se déplacer, changer de nature, réoccuper la scène des migrations dans l’avenir, c’est l’évolution de la société entière qui en sera responsable et qui dirigera notre regard.

Remerciement : Dana Diminescu : [email protected]

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