Publicité

Les Réunionnais et les telenovelas - Extrait du magazine MédiaMorphoses

Publié le 16 avril 2009

Eliane Wolff, chercheur à l’Université de la Réunion, analyse l’histoire d’amour existant entre les telenovelas et une partie du public réunionnais.

De Marimar à Rosalinda péi, l’expérience réunionnaise : article paru dans la revue MédiaMorphoses « Les raisons d’aimer les séries télé », n° Spécial de janvier 2007


Médiamorphoses

Alors que la France métropolitaine, qui a longtemps boudé les telenovelas, découvre depuis peu la série mexicaine Rubi sur M6, l’Outre-mer plébiscite ces programmes depuis plus d’une dizaine années, comme en attestent les très bonnes audiences obtenues. Pour les responsables de Radio France Outre-Mer (RFO), « les telenovelas sont plus adaptées aux publics d’Outre mer que les fictions françaises et européennes voire américaines ». Les mesures d’audience ne faisant que recenser des comportements et ne disant rien des pratiques et des contextes de réception (Chalvon-Demersay, 1988), nous avons essayé de nous rapprocher des publics, non pas ceux qui regardent mais ceux qui disent regarder (Pasquier, 2003), pour mieux comprendre les raisons de ce succès, voir comment le public réunionnais des telenovelas est devenu un acteur, dans une sphère publique médiatique en émergence, jusqu’à peser sur les choix et horaires de programmation de leurs séries préférées. La proximité de la société réunionnaise avec les contextes de production latino américain, nous semble une piste à explorer dans l’appréhension du succès des telenovelas. Mais nous verrons pour conclure que les paris des diffuseurs ne sont pas toujours gagnants.

LA TELEVISION : UN « BON » OBJET DANS UN ESPACE PUBLIC MEDIATIQUE EN EMERGENCE

Loin des débats sur l’hégémonie des médias de masse ou sur la légitimité des goûts, la population réunionnaise présente un rapport décomplexé à la télévision, un média d’installation récente et perçu de façon très positive. La télévision développe la moral , offre à une population encore largement créolophone, une opportunité de contact avec la langue française dans le cadre domestique et lui permet de décrypter un monde en profonde transformation (Proulx et Wolff, 1995). Véritable fenêtre sur le monde pour ceux qui ne peuvent sauter la mer et voyager hors des frontières de l’île, la télévision offre également un loisir facile d’accès à une population fortement touchée par le chômage (37% de la population active) et dont les ressources sont limitées. Si la télévision est pratiquée différemment selon les classes sociales (une télévision de flux, allumée en permanence et qui rythme le quotidien chez les plus défavorisés, une télévision de stock, dont on consomme les programmes choisis au préalable chez les plus favorisés), elle reste un objet légitime dans tous les milieux.

A La Réunion, l’offre médiatique a beaucoup évolué depuis trente ans : après la période monopolistique tenue par la radio et les deux canaux télé de la station officielle, véritable « Voix de la France » jusqu’en 1981, on assiste à une explosion de l’offre. Plus de 40 radios privées voient le jour au moment de la libéralisation des ondes et, depuis 1998, l’offre satellitaire permet via deux bouquets payants d’avoir accès à plus de 60 chaînes ! Enfin une télévision privée gratuite, créée en 1991, dont les taux d’audience dépassent, pour la première fois cette année, les deux chaînes officielles de Radio France Outre-Mer (RFO). Les telenovelas restent pour ces dernières un élément de programmation très important dans cette lutte pour l’audience. Devant le succès remporté en 2001 par la première diffusion à La Réunion des 149 épisodes de la série mexicaine Marimar, la station programme Catalina et Sebastian, puis Rosalinda produite par Televisa et envisage de remplacer progressivement les fictions américaines par des telenovelas. Le succès est tel que la station rediffuse tous les épisodes de Marimar en 2003, de Rosalinda en 2004 et va multiplier les initiatives sur lesquelles nous reviendrons.

De façon inattendue pour les diffuseurs, un public a pris forme, qui n’a pas hésité à faire entendre sa voix dans un espace public en émergence au sein duquel la presse télé a tenu un rôle central dans son accompagnement de la parole publique des téléspectateurs.

LES PUBLICS FONT ENTENDRE LEURS VOIX

L’action de l’hebdomadaire télé Visu est primordiale dans l’organisation de la mobilisation du public des téléspectateurs . D’abord parce qu’il leur propose des informations, photos, adresses de fans-clubs, sur Thalia, l’actrice mexicaine très appréciée du public réunionnais et qui incarne les héroïnes Marimar et Rosalinda dans les deux telenovelas ayant rencontré le plus de succès à la Réunion. Ensuite parce qu’il centralise et publie le courrier des téléspectateurs. Mais avant de faire accéder cette parole à l’espace public , le responsable de la rédaction des programmes télé chargé de la page « Votre courrier » procède à sa mise en forme : « c’est très mal écrit, c’est rarement en bon français, de temps en temps en créole, c’est rare que j’aie une lettre qui se tienne, il faut même de temps en temps que je décrypte (…) je corrige parce qu’on ne comprend pas très bien ce qu’ils disent. Moi je suis très content parce que mon lectorat n’est pas habitué à lire et je suis très content qu’ils m’écrivent ». Le journal télé offre ainsi aux téléspectateurs des telenovelas peu à l’aise avec l’écrit, un espace pour exprimer leur attachement à ces séries et/ou faire part de leurs critiques .

Qui écrit ? Ce sont massivement des femmes, plutôt jeunes (de la collégienne à la mère de famille), et résolument amatrices de la série qui s’expriment dans le journal et, via la médiation du responsable de la rubrique, expliquent leur engouement pour la série, débattent, se répondent. Les détracteurs sont si rares que, pour relancer la polémique, il arrive que le journaliste écrive de fausses lettres critiquant la série afin de susciter la réflexion, d’initier au débat un public peu habitué à argumenter dans l’espace public.

« J’ai titré Marimar est méchante et là c’est reparti, j’ai eu 10 lettres (…) De temps en temps je lance des pistes (…) je les amène à se poser des questions, pourquoi Marimar est gentille, pourquoi elle est méchante ».
Doit-on en conclure que le public de Marimar est essentiellement de condition modeste ? Que les hommes ne sont pas intéressés ? Que les détracteurs sont rares ? Certainement pas : les colonnes de Visu sont simplement investies par un public qui ose afficher ses goûts sur la scène sociale et peut, grâce à la médiation du journal, les publiciser et en débattre avec d’autres.

Le journal permet également de faire entendre les revendications d’un public manifestant sa désapprobation face aux horaires de rediffusion de sa série préférée : Marimar est rediffusé à la mi-journée et le rendez-vous quotidien de 18h30 supprimé. Les nouveaux horaires ne permettent pas aux téléspectateurs, occupés à d’autres tâches, d’être au rendez-vous. Le standard et l’audiotel de RFO sont pris d’assaut et les messages critiques se multiplient. Les femmes ayant une activité professionnelle et les jeunes scolarisés sont les plus vindicatifs. Des collectifs de téléspectateurs plus ou moins organisés en fan-club de quartiers ou regroupant simplement les membres d’une même famille téléphonent à la station, et font signer des pétitions demandant une déprogrammation de la série américaine phare « Amour Gloire et Beauté », à la grande surprise des responsables de la station locale qui décident, face à cette mobilisation d’envergure, de réagir sur plusieurs fronts.

Les horaires de rediffusion sont maintenus, mais une compilation des épisodes de la semaine est proposée le dimanche après midi. Ces diffusions sont entrecoupées de témoignages de téléspectateurs s’exprimant sur leur série préférée. Pour la première fois la station va à la rencontre de son public et lui donne la parole. Cette expression est recueillie selon la technique classique du micro-trottoir, mais des équipes se déplacent également à domicile auprès des nombreux téléspectateurs volontaires ayant laissé leurs coordonnées sur un numéro spécial « Club Marimar » dédié aux fans sur l’audiotel de la station. Et la confrontation avec le public réel constitue une expérience nouvelle et forte pour l’équipe de tournage : « Les gens nous racontaient leur vie passée en la comparant à celle de Marimar. Ils pleuraient quand ils nous racontaient cette histoire, c’était leur histoire ».

« Pourquoi regardez vous ce feuilleton ? » et « Qu’est-ce qui fait le succès de ce feuilleton ? » sont les questions systématiquement posées. Pour la diffusion, les réponses sont montées en séquences de quelques minutes variant les points de vue. Là encore une parole est mise en forme et accède à l’espace public via l’intervention du diffuseur, le premier surpris de cet engouement persistant pour une série dont c’est la seconde diffusion !

UNE PROXIMITE AVEC LES PAYS PRODUCTEURS

Comment comprendre le succès des telenovelas à La Réunion alors que ces séries, pourtant si populaires par ailleurs, ont été boudées par le public métropolitain (Bouquillon, 1992) jusqu’à très récemment ?
La proximité historique et socio-culturelle de La Réunion avec les pays producteurs de telenovelas nous apparaît comme fondamentale. Pour Thomas (2003) la telenovela entretient un rapport tout particulier à la société latino-américaine : les thèmes récurrents autour des questions identitaires, des rapports particuliers à l’espace et au temps, et des liens au sein du groupe familial sont autant d’échos à l’élaboration de l’histoire de ce continent. Ces thèmes constituent la mise en scène d’un rapport à l’histoire et à la société, points de départ pour une réinterprétation et une réappropriation du passé.

Même si leur histoire n’est pas la même, la société réunionnaise et la société latino-américaine ont toutes les deux connu l’importation d’Afrique d’une main d’œuvre servile et expérimenté un système d’organisation sociale particulier. La constitution des propriétés foncières s’est faite différemment dans les deux espaces : à La Réunion, une île vierge de toute occupation jusqu’au début du XVIIe siècle, les terres ont été concédées au nom du Roi par la Compagnie des Indes, alors qu’en Amérique du Sud, c’est après la spoliation des terres indiennes que les colons se sont retrouvés à la tête d’immenses propriétés. Mais dans les deux cas ces propriétés appelées « habitations » ici ou « haciendas » là-bas, comprennent à la fois les terres, les cultures, le logement des maîtres et des travailleurs et renvoient à un système social spécifique et commun aux deux entités : la « plantation ».

Le métissage est une autre constante partagée de part et d’autre. En Amérique, le manque de femmes blanches a très rapidement conduit les colons à s’unir à des femmes indiennes ou africaines. Ce métissage s’est poursuivi malgré la désapprobation dont il fit l’objet ensuite, en particulier pour les unions entre blancs et noirs. A la Réunion, où le peuplement s’est fait par apports successifs en provenance de Madagascar, d’Europe, d’Inde du sud tamoule, d’Inde du nord musulmane, de Chine, et plus récemment de Mayotte et des Comores, le métissage fait partie de la réalité quotidienne même s’il reste marqué, à la Réunion comme en Amérique latine par des unions préférentielles.
Enfin ces deux entités se présentent comme des sociétés en profonde mutation passant très rapidement d’une organisation de type traditionnelle agricole à une société de type moderne, voire post-moderne branchée sur les réseaux de communication ou développant, comme au Brésil ou au Mexique, des industries culturelles qui diffusent internationalement leurs produits. Une mutation rapide a vu l’émergence d’une classe moyenne porteuse de nouveaux modèles de comportements, mais dont le mode de vie reste très hybride, marqué à la fois par la tradition et la modernité. De part et d’autre la religion catholique est dominante même si elle coexiste avec d’autres pratiques magico-religieuses tandis que le développement du nombre de laissés-pour-compte du progrès est important.

Ces profondes similitudes entre des entités si éloignées géographiquement peuvent expliquer pour partie l’engouement important du public réunionnais pour les telenovelas. Ces séries mettent en scène des personnages métissés (Marima, c’est une créole !), des décors et paysages familiers, une nature tropicale connue, des pratiques magico-religieuses proches de celles qui sont pratiquées ici, une bande son et des chants appréciés et traitent de thèmes en résonance profonde avec le vécu et les attentes des téléspectateurs réunionnais.

On sait, depuis les études pionnières sur Dallas, qu’une des principales raisons du succès international des séries repose sur l’universalité des thèmes traités. Elles ne parviennent à séduire des populations très différentes que par des contenus quasi universels dont les réceptions nationales varient le plus souvent (Katz et Liebes, 1990). Les telenovelas elles aussi mettent en scènes des thèmes anthropologiques – liens familiaux, amour, mort, hiérarchie sociale, identité – qui entrent profondément en résonance avec les attentes et les interrogations réunionnaise. Et si « les publics s’interprètent plus qu’ils n’interprètent, en fonction de leurs origines et de leurs ressources culturelles, de leur proximité à la production aussi » (Maigret, 2003) on remarque qu’à la Réunion, certaines thématiques ont retenu l’attention plus que d’autres. Les rapports entre les riches et les pauvres, un thème particulièrement exploré par les séries et le mariage qui permet de sortir de sa condition connaissent un écho particulier ici, notamment lorsque l’union transgresse les barrières raciale, religieuse, ethnique ou sociale. Le téléspectateur suit le parcours semé d’obstacles de la jeune héroïne pauvre et, avec elle, célèbre le triomphe de l’amour et de la justice : « c’est un peu comme un conte de fée » auquel on voudrait encore croire malgré la difficulté des conditions de la vie réelle.
Marimar permet également de se remémorer les temps passés particulièrement difficiles pour ceux qui ont connu la misère, la faim, l’oppression des petits propriétaires, le racisme, les humiliations, la dureté de la vie sur l’habitation et une scolarisation courte ou impossible car il fallait travailler aux champs ou garder les frères et sœurs plus jeunes. Très nombreuses sont les évocations parfois marquées par l’émotion, de ce passé pas si lointain que la série met en scène.
La proximité des telenovelas avec les mondes quotidiens et les interrogations contemporaines des Réunionnais permettent de comprendre ce succès d’audience et cet attachement réel à Marimar et à son actrice fétiche en particulier. Un attachement qui a, on l’a vu, conduit les spectateurs à se mobiliser et à se constituer, pour un temps, en public manifestant ses doléances et ses exigences vis à vis des diffuseurs.

Rosalinda Pays : un pari raté du diffuseur

L’idée que les responsables de la station RFO se font de ce qui pourrait intéresser les Réunionnais les conduit à faire une succession de paris. Le premier est celui de la diffusion dans les DOM de telenovelas alors que le genre est boudé en métropole, pari réussi puisqu’il est immédiatement fortifié par des succès d’audiences. Le pari de la rediffusion apparaît comme gagné d’avance tant elle est réclamée par le public, comme si l’émotion que suscite la telenovela « se devait d’être revécue sans cesse, comme si le message qu’elles contiennent devait se répéter encore et encore » (Thomas, 2003).

Le dernier pari de RFO consiste à proposer depuis le début de l’année 2006 une rediffusion d’une Rosalinda péi (pays) dont tous les dialogues sont traduits en créole. Ce choix des diffuseurs, significatif du « conformisme du moment qu’ils imaginent être celui d’un « public » lui-même imaginé » (Macé, 2005) n’a pas rencontré le succès espéré. Quelle sera la capacité du public à manifester son mécontentement et à rendre visible, voire légitime sa propre définition des choses et la vision du monde qui est la sienne ? Il est encore trop tôt pour le savoir, mais l’analyse de ce rejet de la « créolisation » de la série par la langue interroge et mobilise déjà les observateurs de la société réunionnaise.

Annexe : Il y a plusieurs types de telenovelas

- les telenovelas d’époque, s’inscrivent dans le passé et sont l’occasion de reconstitutions historiques et de plongées dans l’Histoire de l’Amérique latine (Isaura l’esclave, Brésil).

- les telenovelas contemporaines, se situent à notre époque. D’ordinaire, elles mettent en scène une héroïne naïve et pauvre sur qui s’abattent tous les malheurs du monde, mais le Bien finit toujours par triompher. Les séries mexicaines Marimar et Rosalinda, dont la première diffusion à la Réunion a eu lien en 2001 et en 2002, relèvent toutes deux de cette catégorie.

- les telenovelas dites de troisième génération se démarquent par la personnalité de leur héroïne à l’image de Rubi, jeune fille envieuse, intrigante, pour qui la fin justifie les moyens, mise en scène dans la série du même nom, série diffusée en France métropolitaine depuis avril 2006.

- Les telenovelas dites de rupture traitent sans concession de la corruption dans les milieux politiques, du trafic d’influence, de la violence urbaine, de la pénétration de l’argent de la mafia (La femme du président, Colombie ; Rien de personnel, Mexique ; Par ces rues, Vénézuela).

-----------------------------------------------------------------------

Ethno-sociologue, Éliane Wolff est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de la Réunion. Ses premières recherches l’ont amenée à s’intéresser aux populations défavorisées à La Réunion. Elle a aussi travaillé la question de la presse lycéenne et sa participation à l’émergence et la configuration de l’espace public. Ses recherches actuelles, menées dans le cadre du Laboratoire de recherche sur les espaces Créolophones et Francophones associé au CNRS, portent sur l’espace public réunionnais, ses rapports à l’urbanité, et sur les usages et représentations des médias.

Voir le profil d’Eliane Wolff

Publicité