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Le repas indien : de la nourriture et des manières de table au sud de l’Inde

Publié le 31 août 2009

Par Dominique Jeantet. C’est par le partage d’un repas familial que l’hospitalité indienne s’exprime le mieux. L’art culinaire indien intègre l’âme et les vibrations des acteurs, ceux qui préparent tout comme ceux qui consomment les mets ; c’est un acte d’offrande, de don de soi et d’amour et le rāmāyaṇam (épopée sanskrite retraçant le parcours de Rāma (Irāmar), l’un des avatars de Viṣṇu) précise que le repas doit être pris dans une ambiance de sérénité.

De façon générale le repas indien est servi individuellement dans un plateau circulaire et des ramequins en inox, mais certains hindous orthodoxes les trouvent peu hygiéniques et utilisent des feuilles de bananier : elles offrent un lit végétal, sont à usage unique, se froissent et se donnent aux vaches en fin de repas. Les feuilles de bananier sont d’ailleurs toujours employées lors des festins, ce qui facilite aussi le service et le nettoyage.

On se lave les mains et la bouche avant et après le repas et la nourriture se mange de la main droite, en prenant soin de ne se servir que des deux dernières phalanges de l’index et du majeur et de la dernière phalange du pouce. La main gauche est cependant autorisée à tenir la timbale de métal pour boire. Il n’y a ni couteau ni fourchette, ni serviette.
Les femmes servent généralement les hommes et les enfants puis mangent ensuite.

Le sud de l’Inde est un pays de cocotiers et de rizières : le riz (sātam) est au cœur du menu, avec une variété de plats de légumes et de lentilles mais il y a autant de plats différents que de zones géographiques ou de familles... de plus, la relation à la nourriture est de nature religieuse et conditionne celle que l’on a avec le monde animal ou végétal (végétarien ou non-végétarien). Pour un repas non-végétarien on inclura des plats de poulet, mouton ou poisson. Le régime végétarien a probablement gagné l’Inde du sud, avec la popularité croissante du bouddhisme, du jaïnisme et plus tard du sivaïsme. Ce qui distingue les régimes végétarien et non-végétarien ne dépend pas uniquement de la consommation de produits animaliers. Il existe de nombreuses variations selon les castes et les régions.

Le choix des épices n’a rien d’anodin et la pharmacopée indienne a répertorié depuis trois mille ans leurs vertus. La tradition veut que l’on retrouve les six saveurs (aRucuvai) dans chaque repas. Ce sont : l’amertume (kaippu), la douceur (iNippu), l’acidité (puļippu), la salinité (uvarppu), l’astringence (tuvarppu) et l’âcreté (le piquant kārppu). Chacune d’entre elles, dont l’āyurveda (skr.) (la science de la vie) précise qu’elles sont produites par la combinaison des éléments en quantité variable (la terre, l’eau, le feu, l’air et l’éther), possède des vertus spécifiques pour l’organisme et stimule la perception des sens gustatif et olfactif.

En préparant le repas, la maîtresse de maison indienne, en plus de l’admiration qu’elle suscite, trouve un accomplissement pour lequel elle a été éduquée depuis sa plus tendre enfance. Toute la créativité et le savoir mis en jeu dans l’élaboration du repas en font un art véritable si ce n’est un culte. Et dans ce rite la femme joue un rôle essentiel et dominant : elle règne dans sa cuisine, ce sanctuaire dont elle est la déesse.

Dans la religion hindoue, le don de nourriture aux pauvres, aux nécessiteux, aux personnes pieuses, aux religieux ainsi qu’aux oiseaux, insectes... est propice à un bon karma. Dans l’Inde ancienne, c’était même une obligation religieuse ; on se devait d’offrir de la nourriture aux brahmanes, aux étudiants qui mendiaient (le premier stade de la vie hindoue, de l’adolescence à vingt ans où le jeune étudie), ainsi qu’aux ascètes (la quatrième et dernière étape de la vie hindoue, où l’homme renonce à sa vie personnelle, à sa caste et à sa famille, devenant un ermite qui erre pour se libérer du cycle de la mort et de la renaissance).

L’attrait d’un bon repas a inspiré de nombreux contes populaires au Tamil Nadu, en voici un :

Vidamundan et Kodamundan

Deux hommes, Vidamundan et Kodamundan, vivaient dans la ville de Thiruvella. De manière surprenante, leurs noms étaient en parfaite harmonie avec leur comportement et leur personnalité : Vidamundan cherchait constamment à obtenir des autres quelque chose qu’ils ne voulaient pas donner, Kodamundan était un nigaud très avare qui n’hésitait pas à fuir pour éviter de donner ce qu’on lui demandait [en tamoul, viṭākkaṇṭaN désigne un homme obstiné et koṭākkaṇṭaN, un homme pingre, NDT].

Chaque jour Kodamundan allait demander l’aumône d’un peu de riz dans plusieurs maisons, sous prétexte qu’il devait nourrir des brahmanes. Beaucoup de gens charitables se laissaient berner par ce mensonge, tant il s’appliquait à le rendre crédible. Et de cette façon, il amassait suffisamment de riz pour que sa femme et lui puissent vivre aisément. Malgré cela, Kodamundan évitait très soigneusement de donner un peu de nourriture à qui venait mendier à sa porte. Il alléguait le fait que des brahmanes étaient précisément en train de déjeuner chez lui à ce même moment et demandait au misérable de revenir un autre jour. C’est ainsi, en invoquant telle ou telle excuse, qu’il s’arrangeait à ne jamais donner la moindre bouchée de nourriture à quiconque.

Vidamundan avait entendu parler de Kodamundan et n’était pas dupe de ses ruses. Il décida de se faire offrir un repas chez lui. Il était vraiment déterminé à faire ravaler son orgueil à Kodamundan, quelle que soit la façon dont il s’y prendrait ou le temps qu’il mettrait à y parvenir.

Un jour il alla chez Kodamundan et lui dit qu’il avait envie de manger chez lui. À cela Kodamundan répondit : « Aujourd’hui j’ai déjà invité dix brahmanes, reviens demain s’il te plaît. ». Vidamundan, qui était bien résolu à manger ici, retint bien cette parole et partit. Le lendemain il se présenta à la même heure : « Vous m’avez dit de revenir aujourd’hui alors me voici. » Kodamundan était maintenant dans l’embarras et avait compris que ses excuses habituelles n’abuseraient pas Vidamundan. Il le fit attendre un instant pour entrer consulter sa femme. Il demanda à celle-ci de s’aliter et de prétendre qu’elle éprouvait un fort mal de tête. Kodamundan revint alors près de Vidamundan : « Il est vrai que je t’ai invité, mais mon épouse souffre depuis hier soir d’une migraine épouvantable et nous ne pouvons faire aucun aNNatāNam [don de nourriture aux pauvres] aux brahmanes tant qu’elle ne va pas mieux. Dès qu’elle sera rétablie j’enverrai quelqu’un te chercher et tu viendras ce jour-là s’il te plaît. » Vidamundan rétorqua : « Comment, pour une raison aussi bénigne, pouvez-vous refuser l’aumône aux brahmanes ? Je sais cuisiner. Laissez-moi nouer mon vēṭṭi [rectangle de tissu à nouer autour de la taille] et entrer dans la cuisine. Vous aussi vous venez et nous préparerons ensemble du poṅkal pour votre femme »[riz cuit avec des lentilles moong, salé et épicé au gingembre et au cumin, recommandé aux personnes convalescentes].

Kodamundan ne savait que faire. Il réfléchit à un moyen de laisser Vidamundan préparer à manger puis le faire partir sans lui avoir servi de repas. De surcroît, cela éviterait à sa femme le souci de cuisiner. Il lui dit : « D’accord, allons dans la cuisine ! » Dès que le plat fut prêt, Kodamundan fit semblant de s’apercevoir qu’il ne restait qu’une seule feuille de bananier pour servir le repas : « S’il te plaît, veux-tu aller en chercher une. » demanda-t-il à Vidamundan. Celui-ci accepta et sortit.

Kodamundan retourna alors près de sa femme : « Je viens de t’éviter la préparation d’un repas et je l’ai envoyé chercher une feuille de bananier. Dès qu’il revient, simule une dispute avec moi. Je te frapperai et tu commenceras à pleurer très fort. Quand il assistera à cette scène il s’enfuira. »

Vidamundan revint à ce moment avec la feuille de bananier. Il entendit le couple se disputer et la femme dire : « Qu’est-ce que cela ? N’importe qui vient à la maison et tu lui offres à manger. Il ne reste plus rien pour demain. Tu ne penses même pas nourrir à ta propre famille ! » Le mari répondit : « En quoi devrais-je me sentir coupable de nourrir les brahmanes ? Je ne fais qu’utiliser l’argent que j’ai durement gagné, je ne vole pas l’argent de ton père ! » Disant cela il se mit à frapper le mur de toute sa force. La femme commença à pleurer.

Vidamundan, témoin invisible de tout cela, pensa qu’il valait mieux ne pas se présenter devant eux à ce moment. Il attendit dans le cellier attenant à la cuisine et s’assit à côté des galettes de bouse de vache [combustible utilisé dans les fourneaux de la cuisine]. La scène dura assez longtemps. Lorsque Kodamundan se lassa de cogner le mur, il sortit et ne trouva pas Vidamundan. Il dit à sa femme que leur invité indésirable était enfin parti et qu’ils pouvaient déjeuner tranquillement. Il servit le repas sur deux feuilles de bananier.

Quand ils furent tous les deux sur le point de manger le mari dit : « Je t’ai battue sans te toucher. » La femme ajouta : « J’ai pleuré sans verser de larmes. »... et Vidamundan qui était caché près d’eux s’exclama : « Et moi j’ai attendu sans disparaître ! » Tout en disant cela il bondit et s’installa devant une feuille de bananier où le repas était déjà disposé. Kodamundan n’eut vraiment plus d’autre ressource que le laisser manger.

C’est de cette manière que Vidamundan savoura, avec un plaisir non feint, un bon repas chez Kodamundan.

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