Publicité

Un instrument de musique karnatique traditionnel : la veena

Publié le 3 novembre 2009

14e et dernier épisode de la série de Dominique Jeantet sur les origines tamoules de l’identité réunionnaise malbar. Les attributs poétiques de la littérature du Sangam (300 avant J. C. - 200 après J. C.) distinguent cinq régions (aintiṇai) qui dénotent chacune un état d’esprit particulier attaché à un paysage. À chacune d’elle sont également associés une atmosphère musicale et un instrument de musique.

Ainsi pour la région Neithal (neytal), qui correspond au bord de mer, lorsque l’héroïne exprime, au coucher du soleil, son chagrin d’être séparée de son amant, l’instrument le plus représentatif de cette émotion est un yaazh (viļari yāL). C’est un instrument de la famille des cordophones, constitué d’une caisse de résonance en bois, d’un manche et d’un nombre variable (allant de sept à vingt et un) de cordes tendues, que l’on pince ou sur lesquelles on fait glisser un anneau de boyau pour produire une mélodie polyphonique. Avec la flûte (kuLal) et le tambour (paRai), le yaazh était l’instrument le plus joué. Il n’existe plus de nos jours mais a évolué pour donner la veena (vīṇai), mot qui semble avoir été utilisé pour la première fois dans les Veda.

Une anecdote du Rig-Veda illustre le fait qu’il faut attendre l’aube pour jouer de la veena : un jour, les démons avaient enfermé le sage Kanva dans une pièce sombre en lui bandant les yeux et sa liberté était subordonnée à la condition qu’il indique, sans la voir, la levée du jour. Les heures passèrent et, quand le sage entendit le doux son de la veena, il sut que c’était l’aurore. Il le dit à ses ravisseurs, sans révéler son astuce, et fut libéré.

La veena est aussi au cœur d’une légende en l’honneur de la déesse Pārvati ainsi rapportée « Civa trouva un jour sa femme Pārvati qui se reposait de la manière la plus gracieuse. Sa respiration était comme une douce musique ; sa poitrine exquise se soulevait et s’abaissait en rythme. Des sons mélodieux naissaient du mouvement de ses bras et de ses poignets chargés de bracelets. Civa fut étourdi par cette vision enchanteresse, et il la regarda longtemps en silence. L’impression créée dans son esprit fut telle qu’il ne trouva pas la paix avant d’avoir conçu un moyen de reproduire pour toujours la beauté observée. Le résultat fut la veena, un instrument de musique, dont le long manche représente le corps droit et leste de Pārvati, les deux gourdes de support ses seins, les frettes en métal ses bracelets, et, le plus éloquent de tout, le son généré par l’instrument est réputé reproduire la respiration rythmique de Pārvati. »

On trouve la veena dans de très nombreuses descriptions poétiques , comme le passage du Ramayana où Hanuman va à la recherche de Sita, retenue au palais de Ravana. Caché aux abords du sérail la nuit, il voit les duègnes musiciennes endormies et compare une joueuse de veena enlaçant son instrument à un bouquet de tiges de lotus accroché à un bateau sur une rivière. Le poète religieux sivaïte Tirunavukkarasar, plus connu sous le nom de Appar, l’un des soixante-trois Nāyanmār (nāyaNmār), a très souvent mis la veena en valeur dans ses poèmes et, plus proche de nous chronologiquement, le grand poète Bharathiyar a composé entre autres le magnifique poème nallatōr vīṇai.

Dans les représentation iconographiques, tout comme la flûte du dieu Krishna ou le petit tambour en forme de sablier (uṭukkai) du dieu Civa , la veena , ici source du son et de la sagesse est l’attribut de la déesse Sarasvati, déesse de la connaissance et des arts. La mythologie hindoue montre les gandharva, esprits célestes, jouant également de cet instrument et le dieu Civa sous sa forme Dakshinamurthy (guru universel) tient lui aussi assez souvent une veena. Nārada, messager des dieux dont on dit qu’il a apporté la musique sur terre, chante ses louanges au dieu Viṣṇu en s’accompagnant de la veena.

La forme de la veena a évolué au cours des âges ainsi que ses noms mais celle la plus utilisée de nos jours est la Sarasvati Veena, instrument de musique solo principal de la musique karnatique. On pense qu’elle a été développée au XVIème siècle. Elle mesure un mètre cinquante de long et est fabriquée le plus souvent en bois de jaquier. Sa caisse de résonance principale, hémisphérique et de circonférence imposante, est creusée dans la même pièce de bois que le manche qui la prolonge et au bout duquel est sculptée une tête de yāļi (animal fabuleux à corps de lion et trompe d’éléphant). Le manche comporte vingt-cinq frettes de cuivre, fixées avec de la cire d’abeille mélangée à de la poudre de charbon et donnant à l’instrument une tessiture de trois octaves et demie. Une autre caisse de résonance, plus petite, est attachée sous le manche. Il y a sept cordes d’acier et de laiton, séparées sur le chevalet en un groupe de quatre cordes réparties sur les frettes et un autre groupe de trois cordes situées sur le corps du manche. Les quatre cordes de différentes épaisseurs, accordées à la cinquième et à la tonique sur deux octaves, servent à jouer la mélodie et les trois autres, complémentaires, que l’on accorde à la tonique, à la tonique supérieure et à la quinte sont utilisées pour donner la basse continue .

Le musicien joue assis en tailleur, la veena à l’horizontale, la caisse de résonance principale posée sur le sol et la petite caisse de résonance sur la cuisse gauche. Les doigts de sa main gauche appuient, tirent ou glissent sur les frettes, tandis que les doigts de la main droite pincent et font vibrer les cordes, l’auriculaire étant réservé au pincement des trois cordes rythmiques. Le joueur utilise des plectres fixés à l’index et au majeur de la main droite et les cordes sont enduites de graisse pour favoriser les glissando.

Les luthiers les plus renommés sont les artisans de Thanjavur et nombreux sont les musiciens illustres qui leur passent des commandes personnalisées.

Lire aussi :

Les origines tamoules de l’identité réunionnaise « malbar »

Une grande fête dravidienne : « Pongal »

Le temple Ekambaranatar de Kanchipuram

Un conte populaire du Tamil Nadu : Lumière et Prospérité

Kāraikkāl Ammaiyār : la démone (pēy) tamoule

Le repas indien : de la nourriture et des manières de table au sud de l’Inde

La fête des lumières tamoule : « Karthikai Deepam »

Une ancienne tradition tamoule peu connue : le « maṭalūrtal »

Le temple Brihadishwara de Thanjavur

Un conte populaire du Tamil Nadu : « Aya Kappan qui devint roi »

Andal (āṇṭāļ) : la déesse de Srivilliputtur

Une œuvre littéraire tamoule majeure : Le Silappadikāram de Ilango Adigal

Le temple Ucchi Pillayar de Tiruchirapalli

-----------------------------------------------------------------------

Dominique Jeantet, passionnée de la langue tamoule, a passé plusieurs années en Inde avant de devenir enseignante spécialisée auprès d’enfants et adolescents en difficulté en région parisienne. La lecture de « Zistoir Kristian » et les paroles riches en expressions locales des chansons de séga de l’île de La Réunion l’amènent plus tard à découvrir et à étudier la langue créole pour laquelle elle est devenue une militante. En même temps, profondément consciente de la place de l’identité dans l’épanouissement humain, elle essaie de créer un pont entre le Tamil Nadu et La Réunion par des récits-rencontres à la recherche des origines tamoules.

Publicité