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Comportements alimentaires et grande distribution : l’incorporation de nouvelles normes à la Réu

Publié le 26 novembre 2009

Face à des conduites alimentaires spécifiques héritées d’un peuplement pluriel, comment l’installation récente de la grande distribution bouleverse-t-elle les usages réunionnais ? Docteur en ethnologie, chargée de cours en études créoles à l’Université de La Réunion, Laurence Pourchez décrit dans cet article l’évolution des comportements alimentaires à la Réunion.

Un article publié dans la revue Journal des anthropologues, no 106-107, 2006, numéro intitulé : Des normes à boire et à manger. Production, transformation et consommation des normes alimentaires. Association française des anthropologues

Résumé

Du peuplement de l’île de La Réunion, peuplement pluriel initié durant la seconde partie du XVIIème siècle, sont issues des conduites alimentaires spécifiques à ce département français de l’océan indien. Ces pratiques se sont, tout au long de l’histoire, construites à partir des modèles de référence fournis par ceux qui, de diverses origines, sont venus peupler cette île initialement déserte. Il s’agira ici d’examiner la manière dont se sont, tout au long de l’histoire, constitués les usages alimentaires, par emprunts aux cultures d’origine des habitants de l’île, par syncrétismes entre les divers modèles. Ces processus d’intégration de nouvelles pratiques seront confrontés aux phénomènes engendrés par l’installation dans l’île, depuis une vingtaine d’années, de la grande distribution. Quels bouleversements se sont opérés dans les modes de consommation ? Comment l’arrivée de nouveaux produits issus de la grande distribution modifie t-elle les conduites préexistantes ? En raison de la grande richesse anthropologique de la thématique, nous étudierons plus particulièrement le changement des normes et pratiques alimentaires dans l’enfance.

Mutation des choix alimentaires face à la grande distribution : position du problème

Mars 2005, un samedi matin. Ravitaillement hebdomadaire (même chez les ethnologues les frigos se vident…) dans un centre de grande distribution situé à la sortie est de Saint-Denis de La Réunion (et appartenant à une enseigne métropolitaine bien connue).

Passage à la caisse.

Le contenu du caddie de la personne qui me précède attire mon regard : sont mélangés, pêle-mêle, sacs de riz de vingt-cinq kilos, huile (huit bouteilles), farine (six paquets d’un kilo chacun), légumes secs (haricots rouges, pois du cap [1] nécessaires à la fabrication des bonbons piments consommés à l’issue des cérémonies conduites dans les shapèl [2]), citrons verts (utilisés dans la confection des plateaux d’offrandes), plusieurs sachets de friandises (carambars, fraises en guimauve, bonbons acidulés), divers paquets de biscuits de différentes marques, trois packs de briquettes de jus de fruit, du camphre à brûler, quatre bouteilles de lait chocolaté, trois sacs de tomates, un sachet de piment, une boite de curcuma, une dizaine de sachets de krokèt [3], deux bouteilles de rhum, trois de whisky en promotion, cinq bouteilles de coca-cola, deux bouteilles de limonade, trois boites de céréales de petit déjeuner, deux grosses boites de Nido [4].
Le petit garçon assis dans le siège du caddie, apparemment âgé de 18 mois à deux ans tient un sachet de bonbons (de petites bouteilles de coca-cola en gélatine) dans la main droite. Il réclame bruyamment une barre chocolatée aperçue devant la caisse. Sa mère refuse, l’enfant hurle.

Scène banale de la vie quotidienne.

L’attente à la caisse se prolonge. Il manque un code barre sur un article que la caissière tente en vain de scanner.
Le petit garçon hurle de plus belle. La mère finit par céder puis s’excuse pour le dérangement occasionné par les pleurs de l’enfant. La conversation s’engage :
« D’habitude il demande juste des krokèt mais là c’est parce que les mars sont devant la caisse et comme il en voit , il en veut… ».
Cette scène vécue révèle sans doute, à elle seule, l’évolution des conduites alimentaires réunionnaises et des usages familiaux qui y sont associés. Le caddie de la ménagère peut en effet être divisé en deux types de produits. D’une part, nous pouvons identifier ceux qui révèlent des choix alimentaires centrés sur la tradition alimentaire réunionnaise, tradition qui s’est construite tout au long de l’histoire par les apports successifs de tous ceux qui sont venus peupler l’île (les produits concernés sont le riz, les grains, le piment, les citrons verts, les tomates, le curcuma) ; d’autre part, le caddie est composé de divers produits caractéristiques de la grande distribution comme des friandises, des biscuits, du jus de fruit, du lait chocolaté, de la limonade ou des céréales de petit-déjeuner. En outre, nous pouvons noter que l’enfant, plus influençable que la mère, participe, même si les comportements sont induits par le positionnement des barres chocolatées juste devant la caisse, aux choix maternels.

À La Réunion et dans le domaine de l’enfance, l’évolution des conduites alimentaires est particulièrement rapide et se solde par une progression constante du nombre d’enfants obèses (un enfant sur cinq environ en 2005[5]). Du point de vue de la santé, l’analyse de la transformation des comportements et normes alimentaires revêt donc une importance particulière.

Nous verrons, dans cet article, la manière dont les conduites alimentaires réunionnaises, constituées à travers les apports fournis, tout au long de l’histoire par les divers immigrants, qu’ils soient esclaves, colons, engagés [6], sont bouleversées par l’apparition dans le paysage alimentaire réunionnais, du modèle occidental de consommation véhiculé par la grande distribution. A la suite des travaux conduits par Daniel Baggioni et Carpanin Marimoutou sur le lien entre cuisine et identité réunionnaise(1988), des recherches de Jean Benoist sur le corps et l’anthropologie médicale en société créole (1993) et de l’étude de Patrice Cohen sur l’anthropologie de l’alimentation à La Réunion (1996, 2000), nous étudierons la manière dont les pratiques alimentaires préexistantes dans l’île ont été remises en cause par l’arrivée des nouveaux produits de consommation et analyserons quelques uns des processus à l’œuvre, abandons, réinterprétations, emprunts, avant de nous poser la question de l’impact de ces transformations dans le domaine de la santé publique : ces modifications sont-elles à l’origine de l’augmentation du nombre d’enfants obèses dans l’île ?

Formation de la tradition alimentaire réunionnaise

Comme le rappelle Robert Chaudenson (1995 : 103), à La Réunion comme dans les autres îles créoles, la cuisine, les habitudes alimentaires, constituent l’un des points centraux du continuum culturel, de cette part de culture commune à tous, qui, comme la langue créole, s’est créée à la suite de la mise en contact d’individus jetés en un même lieu par les hasards de l’esclavage puis de l’engagisme.

Dans l’étude qu’il consacre à l’alimentation à La Réunion, Patrice Cohen rappelle la pluralité de la constitution de cette tradition [7] culinaire réunionnaise, tradition qui, comme cela s’est passé dans les autres îles, s’est construite à partir d’apports divers : « La "tradition" alimentaire créole, héritière de l’histoire multiculturelle de l’île, s’est créée au fur et à mesure de la constitution du peuplement. Construite dans une insularité tropicale, marquée par le métissage biologique et culturel, et par la gestion coloniale des hommes et des terres, la cuisine créole, si elle se décline elle-même au pluriel selon les groupes ethniques et culturels [8], représente un fonds commun à l’ensemble des Réunionnais concernant le rapport à la nourriture, les plats et les manières de manger » (2000 : 20).

En effet, le peuplement de l’île est particulièrement riche et se sont trouvés regroupés en un même lieu, de la seconde partie du XVIIème siècle au début du XXème siècle et au-delà, des individus originaires d’Europe, de Madagascar, d’Afrique de l’Est (sans qu’il y ait une origine africaine exclusive car les esclaves amenés dans l’île provenaient eux-mêmes de peuples extrêmement divers), d’Afrique de l’Ouest pour certains (ayant traversé à pieds le continent africain d’Ouest en Est au gré des caravanes d’esclaves), des Comores, d’Inde, d’Asie du sud-est (Malaisie notamment), de Chine, de Polynésie, voire d’Australie.

La nourriture des esclaves était bien souvent soumise au bon vouloir du maître et les inventaires des plantations, s’ils font références aux « biens meubles » (c’est ainsi qu’étaient désignés les esclaves) en terme de production, ne précisent pas quels étaient les frais occasionnés par la nourriture qui n’est pas détaillée et entre dans le chapitre des dépenses liées aux exploitations. Il est donc possible d’émettre l’hypothèse d’une grande disparité dans les quantités d’aliments attribués selon les plantations, ce qui implique une influence importante sur la construction des normes et conduites alimentaires, celles-ci ayant sans doute dû s’adapter aux contraintes fournies par le contexte social.

Si la variété des origines des individus en contact a probablement joué un rôle important dans la constitution des pratiques alimentaires, le contexte social lié à l’esclavage puis celui associé à l’engagisme ont certainement initialement également largement influencé les habitudes alimentaires, la constitution de la tradition culinaire réunionnaise : l’historien Sudel Fuma (1992) nous apprend en effet que les esclaves puis les engagés se nourrissaient d’abord de ce qui leur était fourni, la préparation de ces mêmes aliments étant libre et prévue dans des emplacements désignés, légèrement en marge des paillotes des esclaves. Rien ne s’opposait donc à ce que perdurent les traditions culinaires et les conduites alimentaires en vigueur dans les aires géographiques d’origine des esclaves. Ces dernières se seraient alors transmises au sein de la population, notamment par l’action des esclaves employés dans les habitations (notamment par les bonnes d’enfants -nénènes en créole- et les cuisinières). Concernant ce point, les seuls renseignements disponibles sont ceux fournis par les voyageurs. Ainsi Auguste Billiard, qui a séjourné à l’île de France puis à Bourbon de 1818 à 1820 (donc avant l’abolition de l’esclave à La Réunion en 1848), remarque, alors qu’il est invité à dîner chez un planteur lors de son séjour à l’île de France (Maurice) : « les porcelaines étaient de Chine, l’argenterie et les cristaux de Londres et de Paris ; ce rapprochement de l’Europe et de l’Asie se fait remarquer jusque dans la préparation des aliments ; les créoles donnent la préférence aux mets préparés à la manière des indiens ; on ne manque jamais de servir le kari de volaille, souvent accompagné d’un kari de poisson… » (1990 : 30). Quelques mois plus tard, invité chez un habitant de l’île Bourbon, il note : « Tous les mets qui nous sont offerts sont du produit de l’habitation : ce sont des caris encore, et des fricassées de volaille accompagnées de petits hors d’œuvres pimentés, tels que des rougails de bringelles [9] et d’autres fruits, des achards de palmistes et de mangue, qui semblent être un objet de première nécessité ». Ce type d’alimentation composée de riz, de cari [10], de rougails [11] et d’achards [12] demeure avec les grains [13] servis en accompagnement du riz, l’une des bases de l’alimentation réunionnaise traditionnelle. Ce témoignage de Billiard montre que déjà, au début du XIXème siècle, les usages alimentaires réunionnais étaient constitués.

Si la quantité de nourriture attribuée aux esclaves était soumise au bon vouloir du propriétaire de la plantation, celle des engagés était plus réglementée. Selon l’acte d’engagement souscrit, les propriétaires engagistes devaient fournir diverses denrées alimentaires à leur travailleurs, comme du riz, du poisson séché ou du sel. Ainsi, en 1857, le régisseur de la sucrerie Lory frères à Sainte-Rose fournit tous les dimanches matin et par engagé : 3kg de riz, 500 grammes de morue et 500 grammes de sel, cette ration pouvant être éventuellement complétée, après accord du propriétaire, par des fruits et des racines alimentaires (ce dernier point constituant un élément de pression possible de la part du propriétaire car il pouvait être supprimé en cas de travail jugé insuffisant). Dans quelques plantations, les engagés sont en outre autorisés à cultiver quelques légumes pour leur compte personnel voire, dans certains cas, à pratiquer un peu d’élevage par la possession de volailles et d’un cochon. Les quantités de nourriture devaient en principe être suffisantes pour permettre une alimentation correcte des travailleurs de force ou de ceux qui étaient employés dans les plantations. Cependant, là encore, les plaintes formulées par les engagés montrent une grande disparité dans la quantité et dans la qualité des aliments fournis (Fuma, 1992 : 125-133).

L’histoire nous montre donc quelles ont été les bases sur lesquelles se sont constituées les normes alimentaires réunionnaises ainsi que l’ensemble des représentations qui y sont liées : l’importance accordée à la quantité de riz présente dans l’assiette, une relative valorisation de l’embonpoint (il est vrai remise en cause, depuis quelques années par les médias), que nous retrouverons dans les représentations associées au bébé puis à l’enfant en bonne santé. De plus, comme le montre Patrice Cohen (1996 : 120), - et cette remarque possède une grande importance si l’on s’intéresse aux changements induits par les apports récents de la grande distribution et du "modèle occidental" - dès les débuts de son peuplement, l’alimentation des réunionnais a été influencée par l’utilisation de produits venus de l’extérieur, comme le riz, cultivé à Madagascar et qui a supplanté le blé et le mais qui constituaient originellement les bases de l’alimentation des habitants de l’île.

Transformation des pratiques alimentaires et émergence de nouvelles normes

Le rôle des nénènes

Jadis [14], à La Réunion, les femmes allaitaient massivement leurs enfants. Les pratiques de mise en nourrice, fréquentes en Europe, ne semblent pas avoir été très courantes dans la population, si ce n’est dans certaines familles de la haute bourgeoisie blanche qui confiaient les bébés à des nénènes créoles. Le rôle de ces femmes dans la transmission des savoirs de la couche populaire à la frange aisée de la population est capital : elles ont, en apprenant aux enfants qu’elles nourrissaient et élevaient, ce qu’elles savaient des propriétés des aliments, de l’univers végétal comme des techniques du corps, contribué à la mise en place d’un patrimoine culturel commun [15].

Jusqu’aux années 60 [16], durant les deux premiers jours de son existence, l’enfant absorbait des tisanes, de l’eau sucrée au miel, parfois additionnée de beurre de cacao. Le colostrum lui était en effet interdit. Ce liquide avait la réputation de ne pas être comestible. Certaines, parmi les aînées, le considèrent comme un intermédiaire entre le sang et le lait (le lait étant défini comme la résultante d’une transformation du sang).

Les bébés étaient généralement nourris au sein durant une période qui pouvait s’étaler de quatre, cinq mois, à trois, voire quatre ans. Cet allaitement était conduit à la demande et les femmes âgées interrogées semblent trouver inconvenant de faire attendre un bébé qui a faim. L’alimentation ne se diversifiait qu’à partir de l’âge de huit mois, un an dans certaines familles. Il était donc nécessaire que le lait fût abondant et de bonne qualité.

Après une baisse sensible de l’allaitement maternel jusqu’à la fin des années 90, celui-ci semble en recrudescence. Cependant, de nombreuses représentations demeurent, qui ont été responsables de sa très nette diminution jusqu’à la fin des années 90 [17]. Aujourd’hui, celles qui se déterminent pour l’allaitement maternel s’y livrent de un mois, à trois ou quatre mois maximum. Souvent, durant les premières semaines, les mères gardent, à la maison, la périodicité des repas donnée à la maternité : l’enfant a tendance a être alimenté à heures fixes, toutes les trois ou quatre heures.

Prescriptions et proscriptions, Interdits et conseils d’ordre alimentaire

Le discours des mères montre qu’il est possible de distinguer les aliments qu’il faut manger, qui favorisent la montée de lait, de ceux qu’il importe d’exclure pour des raisons liées à la saveur (les aliments qui "donnent un goût"), à un excès, en termes de chaud ou de froid (piment, gingembre), ou pour des raisons relevant de la métonymie (ne pas manger de crustacés, faute de quoi l’enfant aura la peau rouge et fripée), ou du lien à une symbolique particulière (l’œuf, associé à l’inachèvement du nouveau-né, le porc, souvent considéré comme une viande impure - il se nourrit de déchets-). A ces interdits de type alimentaire, s’en ajoutent d’autres, qui relèvent de catégories liées au comportement, à des aspects symboliques ou à la religion. Ceux-ci sont développés dans une autre publication (Pourchez, 2002a).

Cet ensemble de précautions, de prescriptions et d’interdit vise à protéger la santé de la mère et de l’enfant. Il est apparu à une époque où la mortalité infantile était particulièrement élevée, où la survie de l’enfant était toujours problématique. Les logiques qui s’en dégagent sont consécutives à la recherche d’un équilibre entre le chaud et le froid, le fluide et l’épais, types de raisonnements dans lesquels les aspects symboliques jouent un grand rôle. Ces cohérences sont également liées aux représentations féminines du lait qui est, quand l’alimentation se fait uniquement à base de lait maternel, souvent considéré comme incomplet. Parfois, il est jugé sur son aspect, trop clair, donc trop pauvre, et les femmes enrichissent immédiatement les rations de leur bébé avec des biberons auxquels peuvent être ajoutées diverses substances épaississantes. Cet usage, qui explique le recours fréquent à un allaitement mixte, se justifie par l’importance accordée à l’aspect du nouveau-né qui doit être gras. Le proverbe français "Chez un enfant, il n’y a rien de plus beau que la graisse sous la peau" [18] prend ici aussi tout son sens. Jadis, cet engraissement de l’enfant commençait avant la naissance quand les mères consommaient, durant le dernier mois de leur grossesse, de la tisane préparée à base de lian doliv [19], afin, disaient-elles, de faire grossir leur bébé.

D’autre part, le lait maternel est considéré comme insuffisant pour assurer seul le développement de l’enfant. Un "bon" lait maternel doit, selon les femmes interrogées, être un lait épais et crémeux. Et il doit être complété par des tisanes, dont la fonction sera de "nettoyer" le sang de l’enfant, de le purger (on pense que les vers sont susceptibles de se développer dès que l’enfant consomme du lait animal, sous forme de bouillies ou de biberons de complément) puis "d’optimiser" sa croissance. Nous sommes ici assez proches de la notion de "surnourriture", de nourriture culturelle, complément du lait maternel, développée par Michèle Cros pour les lobi du Burkina Faso (1991 : 103-116), dont les panades décrites par Mireille Laget (1982 : 199) pourraient être la version européenne.

Ces représentations du lait maternel qu’il faut compléter, s’appliquent également à celles qui nourrissent leur enfant au biberon. Elles leur donnent les mêmes tisanes, les mêmes farines lactées. Seuls les interdits alimentaires et les craintes liées aux diverses maladies susceptibles d’être contractées durant l’allaitement [20] ne sont pas présentes dans les cas d’allaitement au biberon. Il devient alors possible d’interpréter l’engouement pour ce type de nourrissage en terme de mesure de protection des mères face à des pathologies qui les effraient, qui risquent de mettre en péril la vie de leur enfant. Mais cette dernière raison ne peut, à elle seule, expliquer les bouleversements qui se sont produits, des années 50 à 90, dans le choix du type d’alimentation du nouveau-né.

Au début des années 70, quoique déjà bien inférieur à ce qu’il était vingt ans plus tôt [21], le taux de mortalité infantile était encore particulièrement élevé dans l’île : il était, en 1974, de 32,7‰ [22]. Il s’agissait pour les médecins de l’époque, responsables des centres de PMI, d’assurer une surveillance maximale des enfants, de contrôler leur développement afin de permettre sa régression. Les centres de PMI ont alors distribué gratuitement à l’ensemble des femmes, biberons et boites de lait maternisé. La population "cible" était alors celle des milieux les plus défavorisés de l’île. Ce don possédait l’avantage de favoriser le suivi des nouveau-nés (la mère devait venir au centre de PMI pour obtenir le lait), mais il a également permis le développement de l’allaitement artificiel qui est, dans les milieux ruraux et durant près de trente ans, devenu une norme, synonyme de progrès. Le lait maternisé était jugé meilleur pour l’enfant que le lait maternel : il venait de France…et l’attrait de l’occident en général, de la métropole en particulier, est à La Réunion, particulièrement prégnant. Parallèlement, tout ce qui touchait aux traditions relatives à l’allaitement était dévalorisé, bien qu’en réalité non remis en cause par les femmes qui continuaient à accorder aux pratiques traditionnelles et notamment aux représentations positives d’un certain embonpoint, un crédit important.

En outre, les professionnels de la santé insistaient, dans les entretiens avec les mères, sur l’aspect hygiénique du biberon (comme si l’allaitement au sein était "sale"…), sur son importance dans la croissance de l’enfant qui serait plus rapide s’il était nourri de manière artificielle. L’accent était également mis sur la liberté que ce mode d’alimentation donnait à la génitrice. Tout se passait en fait, comme si cette promotion de l’allaitement au biberon relevait d’une "œuvre civilisatrice", comme si, sous couvert de réduction de la mortalité infantile, il s’agissait d’imposer aux femmes une manière moderne ou occidentale d’appréhender la relation à établir avec leur nouveau-né.
De cette époque date la mise en place, dans les supérettes qui ont précédés les supermarchés, puis, au début des années 80 dans les supermarchés eux-mêmes, des rayons d’alimentation pour bébés, rayons qui étaient initialement essentiellement ravitaillés en lait de la marque Nestlé ainsi qu’en farines lactées.

La même préoccupation biomédicale et hygiéniste, le désir de "contrôler" mères et enfants se retrouvait dans les maternités, au risque de gêner le premier contact entre le nouveau-né et sa génitrice. Cette désappropriation [23] des femmes de leur accouchement, de leurs premiers contacts avec l’enfant qui venait de naître peut également avoir eu une influence sur le choix de l’allaitement, sur cette "explosion" de l’allaitement artificiel qui était souvent celui préconisé et présenté comme le meilleur pour l’enfant.

Il ne s’agit évidemment pas de faire ici le procès des choix de la PMI de l’époque, mais nous pouvons tout de même noter la corrélation présente entre les débuts de l’accouchement en maternité, le développement des PMI, le don de boites de lait (puis, dans les années 80, leur apparition dans les rayons des supermarchés), la modification des représentations maternelles et le recul de l’allaitement au sein qui a été présent durant trente ans et les diverses transformations des représentations associées aux conduites alimentaires.

Ce phénomène, qui voit un renversement des représentations, qui amène l’allaitement artificiel à devenir le mode d’alimentation le plus "naturel" pour le bébé, n’a rien de spécifiquement réunionnais. Geneviève Delaisi de Parseval et Suzanne Lallemand notent que quelques années auparavant, aux Etats-Unis, « … l’on considérait que ce qui était antinaturel, c’était d’allaiter, le comportement normal consistant à donner le biberon… En effet, on pensait à l’époque - avant la mode écologique- qu’était normal le fait d’avoir recours à la technique, c’est-à-dire à l’artificiel sophistiqué, dernier cri de la connaissance scientifique, plutôt qu’à la nature (ce dernier terme évoquant quelque chose de fruste, d’arriéré). » (1980 : 101). Cette "mode" de l’allaitement au biberon n’était, somme toute, au début, que le prolongement d’un vaste mouvement qui avait, depuis le milieu des années 60, touché l’occident, puis s’était, pour des raisons certainement moins louables (liées entre autres, aux intérêts de la firme Nestlé [24] - qui fait toujours une intense publicité à La Réunion et vante la croissance réussie des enfants grâce à ses produits -) étendu aux pays de la zone sud.

Retour aux sources de l’alimentation naturelle : une inversion significative des changements contemporains

C’est l’ensemble préventif, car l’ensemble des éléments traditionnels présentés ici relève bien d’une médecine populaire de type préventive, d’un souci de préserver le nourrisson, qui inquiète les jeunes femmes qui optent toujours pour l’allaitement artificiel. Un examen attentif de leur discours révèle qu’il ne s’agit pas d’un "n’importe quoi", de "balivernes" comme se plaisent à le dire certains professionnels de la santé. Les jeunes femmes qui préfèrent les biberons fournis par les maternités ne le font pas « pour se simplifier l’existence » (F. Saint-Auret -et al.-, 1982 : 72), comme l’écrivent les auteurs de l’unique ouvrage destiné à la famille réunionnaise [25], mais parce qu’elles pensent ainsi mieux protéger la vie de leur nouveau-né. Cette attitude n’est pas le résultat de l’ignorance, mais de l’influence d’un système médical autre qui fait partie intégrante d’un mode de vie, d’un rapport au monde dans lequel se mêlent nature, maladie, thérapie, religion et pratiques rituelles ou magico-religieuses. Les jeunes femmes, issues de milieux défavorisés qui nourrissent leur enfant au biberon, ne font, par ce choix, qu’ajouter une "sécurité" à celles déjà existantes. En effet, celles qui choisissent l’allaitement artificiel [26] ne remettent pas en cause, pour la plupart d’entre elles, les données présentées précédemment. Cet engouement pour le biberon peut alors être analysé en terme de réinterprétation d’une donnée exogène qui est venue, il y a trente ans, bouleverser les usages familiaux. Les femmes se sont alors approprié l’allaitement au biberon comme elles l’ont fait pour d’autres pratiques telles que le nettoyage systématique des croûtes de lait sur la tête du nouveau-né [27]. Ce mécanisme d’intégration d’un apport extérieur à un ensemble cohérent déjà présent, leur permettait de ne pas remettre en cause le système préexistant et l’allaitement au biberon s’est simplement ajouté à l’ensemble des représentations liées à l’allaitement.

Aujourd’hui, pédiatres, médecins généralistes, sages-femmes, puéricultrices, tous sont conscients de l’importance de l’allaitement maternel qu’ils tentent de promouvoir. Cependant, malgré les progrès importants observables ces cinq dernières années, l’allaitement artificiel est devenu une donnée incontournable et fait partie intégrante des pratiques familiales liées à la petite enfance. Son implantation il y a trente ans, le suivi médical qu’il a permis, ont concouru à la baisse spectaculaire du taux de mortalité infantile que connaissait alors l’île. Mais l’allaitement, qu’il soit maternel ou artificiel, c’est aussi le passage à une alimentation plus variée et nous allons, avant de nous pencher sur les débuts de la diversification alimentaire, nous attacher à décrire le sevrage tel qu’il est pratiqué aujourd’hui [28].

De nos jours, la plupart des enfants nourris au sein sont sevrés précocement, souvent de manière progressive, de l’âge de trois semaines à un ou deux mois. Cette période correspond, lorsque celles-ci travaillent, à la reprise de l’activité professionnelle des mères. Mais il est fréquent que, dès la naissance, un allaitement mixte soit pratiqué ; selon les femmes interrogées, il facilite le sevrage et évite les comportements de désespoir jadis présents chez les enfants sevrés et rapportés par les aînées.

Cependant, certaines représentations et pratiques anciennes demeurent parfois, telle l’utilisation de colliers de bouchons chez celles qui souhaitent stopper les montées de lait. Les représentations associées au lait maternel, encore jugé insuffisant au bon développement de l’enfant, expliquent l’introduction précoce des compléments alimentaires, de farines épaississantes administrées sous forme de biberon (dont diverses farines achetées à la pharmacie ou en supermarché ou de la rouroute [29] dont nous reparlerons). De plus, les représentations liées au lait clair demeurent, et la moindre modification de l’aspect du lait déclenche, bien souvent, l’abandon de l’allaitement maternel et même un sevrage immédiat. Ce dernier entraîne nécessairement l’administration d’une purge "préventive". En effet, alors que le lait maternel protège des vers, le lait de vache a la réputation de les faire "monter". Tout se passe en fait comme si les vers étaient présents chez l’enfant à l’état "natifs". La tisane vise alors à éviter la révolusion d’vèr [30]. Elle est préparée à partir de planiol, d’herbe à vers [31], de papaye, de goyave.

Quel que soit le mode d’alimentation choisi pour l’enfant, les représentations liées à sa fragilité, à la nécessité de lui "nettoyer le sang", de renforcer son organisme, s’avèrent stables. Quand il n’est pas remplacé par les farines achetées dans le commerce, le premier complément utilisé est souvent la rouroute, et l’emploi de ce féculent sert de prélude à la diversification alimentaire qui suivra.

Les débuts de la diversification alimentaire

La poudre d’arrow-root, nommée rouroute en créole est utilisée de longue date. Elle est toujours, dans de nombreuses familles et plus encore dans les milieux ruraux ou semi-ruraux des Hauts de l’île, le premier des compléments proposés à l’enfant. L’ensemble des femmes interrogées la mentionne, des plus jeunes aux plus âgées, même si, de plus en plus nombreuses, elles disent avoir recours à des produits achetés dans les circuits de la grande distribution.

L’arrow-root demeure présent et cultivé dans de nombreux jardins. Toujours préparés de manière artisanale, les rhizomes de cette plante sont réduits en farine puis cuisinés selon plusieurs modes qui varient en fonction de l’âge de l’enfant. Andréa (100 ans) nous raconte comment elle était jadis préparée : « La rouroute, tu prends une boite de conserve vide, tu perces un trou dedans, et après, tu cloues ça sur un ancien morceau de bois, un bout de planche, pour râper dessus. Et on râpe ça à la main ». Progrès oblige, des machines ont fait leur apparition, "bricolées" dans l’île. La farine de rouroute, administrée à l’enfant dès l’âge de trois mois, parfois plus tôt, est cuite dans du lait avec un peu de sucre, de l’œuf quand l’enfant est plus âgé. Cette crème peut être donnée liquide, dans le biberon ou à l’aide d’une petite cuillère. Elle constitue souvent le premier chaînon de la diversification alimentaire. Elle a la réputation de "nettoyer le sang" de l’enfant, de lui permettre de grossir plus rapidement. Quand l’enfant est plus âgé, que ses premières dents sont sorties (vers six, huit mois) il est possible de préparer des biscuits à base de poudre de rouroute. Ces biscuits, qui possèdent également des vertus médicinales, sont sucés par les enfants qui les utilisent comme anneau de dentition, un peu comme en Europe des croûtes de pain étaient jadis (et sont toujours dans certaines familles ) données aux bébés.

Mais la poudre de rouroute, est de plus en plus souvent remplacée par des farines achetées en pharmacie ou en supermarchés, mode qui s’étend également à d’autres aliments comme les petits pots. Dans ce cas, les farines (pourtant déjà sucrées) sont souvent complétées par du sucre.

Premiers aliments solides

Dans la plupart des familles des Hauts, les premiers aliments solides proposés à l’enfant sont, outre ces crèmes ou biscuits à base de rouroute, des panades - pain émietté trempé dans du lait et sucré -, du riz écrasé dans de l’eau de riz (aliment également connu dans la médecine occidentale pour ses vertus anti-diarrhéiques [32]). Cette première diversification alimentaire se met en place dès l’âge de trois mois avec les crèmes de rouroute puis se poursuit vers l’âge de six, huit mois pour les autres aliments. Les mères préparent des soupes de légumes, puis, quand l’enfant a plusieurs dents, généralement vers l’âge de dix mois, un an, elles l’habituent petit à petit à la nourriture des adultes. Ils consomment alors "grains" [33] écrasés, riz, viande moulue ou lorsque l’enfant est capable de tenir fermement quelque chose dans sa main, patte de kari volay [34]. Jadis, cette diversification alimentaire était souvent accompagnée du rituel du petit doigt dans le verre de rhum : en effet, dès que l’enfant n’était plus nourri par le lait maternel, il risquait d’être parasité (les fameuses révolusion d’vèr) et le doigt dans le verre de rhum avait la réputation d’agir comme un répulsif, à titre préventif.

Mais à ce schéma, que nous pourrions qualifier de "traditionnel", vient se substituer celui proposé par la société de consommation, qui se manifeste de moins en moins comme une alternative mais tend, au contraire, à remplacer les normes et les conduites préexistantes. Pensant offrir à leur enfant ce qu’il existe de meilleur pour leur santé, certaines mères, surtout issues de milieux défavorisés et dont les bébés sont âgés de trois mois, remplacent les jus de fruits jadis préparés à la maison par des ampoules de jus de fruits vitaminés au prix exorbitant au regard de leurs revenus, d’autres faisant l’acquisition de nectar de fruit "multivitaminé" dans les rayons des supermarchés. Les mêmes transformations s’opèrent un peu plus tard pour les repas et souvent, les petits pots tout près sont substitués à la soupe de légumes et à la viande moulue. Le côté "pratique", rapide, de la préparation des repas, l’attirance toujours plus grande pour tout ce qui vient de France, de l’extérieur, pousse les mères à modifier les habitudes familiales et à remplacer les préparations traditionnelles par des produits achetées en grande surface. De plus, elles sont particulièrement sensibles à la publicité télévisée, à celle présente dans les maternités. Comme pour le problème lié au lait artificiel, précédemment évoqué, elles sont persuadées d’agir pour le bien de leur enfant, de lui donner ce qu’il y a de mieux, d’autant que les réclames insistent sur le côté hygiénique des préparations en petits pots. La soupe de légumes frais devient alors dans certains discours "sale" alors que le petit pot est "propre" ; celle qui donne des petits pots à manger à son enfant est moderne ("comme zorey", dira même une interlocutrice !…), alors que la mère qui nourrit son bébé de produits naturels est jugée presque arriérée ; les jus de fruits saturés de sucre en vente dans les supermarchés ont la réputation de fortifier les enfants… Le retour aux produits naturels, qui s’observe en métropole, n’est pas encore d’actualité.

Vers l’âge de huit, dix mois, commence, avec l’apprentissage de l’autonomie alimentaire, la transformation radicale des pratiques alimentaires traditionnelles sous la pression du choix offert par la société de consommation, sous la pression des enfants eux-mêmes, soumis, comme leurs parents aux méfaits des modes et de la publicité.

L’observation de différents repas d’enfants semble accréditer l’idée selon laquelle la quantité d’aliments ingurgités prime sur une norme comportementale. Le fait semble assez logique compte tenu du passé de l’île, de la relative malnutrition qui régnait dans la population jusqu’à une période récente (des cas de scorbut datant des années 40 à 50 nous ont été fréquemment rapportés). Il est donc tout à fait possible de penser que ces carences alimentaires aient pu engendrer des comportements visant à préserver, avant la mise en place de toute autre norme, la santé de l’enfant, voire sa survie. Les différentes observations effectuées, le discours des mères, révèlent que le comportement encouragé est en règle générale le contact à la nourriture, la mise à la bouche. Les enfants ont le droit de toucher ce qu’ils mangent et cette conduite est même valorisée.

Lors des courses familiales hebdomadaires au supermarché [35], de plus en plus, les enfants, même très jeunes, réclament et obtiennent divers biscuits (qui remplacent les biscuits à base de rouroute), des friandises, des boissons sucrées et d’autres produits vantés par la publicité. A l’école, même si l’enfant a déjà pris un petit déjeuner chez lui, la pause goûter est de rigueur matin et après-midi et les mères placent dans le sac de leur enfant krokèt, boissons, biscuits chocolatés qui viennent compléter le verre de lait offert, chaque matin par les communes. La restauration rapide, qui a fait son apparition dans l’île depuis quelques années, a un impact de plus en plus grand sur les enfants qui citent à présent le hamburger et les frites au nombre de leurs plats préférés.

Ces différentes modifications des modes de consommation s’accompagnent de bouleversements dans les représentations familiales des normes alimentaires et expliquent sans doute, en partie, le taux croissant d’enfants obèses [36]. De nombreux professionnels, enseignants, médecins des PMI, pédiatres, ont pris conscience du problème et tentent de former les parents afin qu’ils offrent à leur enfant une alimentation plus équilibrée. Cependant, trop souvent encore, ces recommandations se basent sur des traditions et des normes et conduites alimentaires métropolitaines.

Que faire, à présent pour stopper la machine ? La multiplication des formations à l’allaitement maternel conduites à l’attention des mères comme du personnel médical sera-t-elle suffisante ? L’éducation nutritionnelle telle qu’elle est actuellement conduite suffira -t-elle à enrayer le phénomène de l’obésité chez les enfants ? Il apparaît que ces actions devraient, pour être efficaces, partir des représentations des femmes, de leurs discours car, ainsi que l’écrit F. Loux : « C’est un savoir différent et non une ignorance ; " éduquer" les gens ne consiste donc pas à remplacer de l’ignorance par du savoir, mais à changer leur savoir, et comme ce savoir est global, lié à un mode de vie, à une conception particulière des relations du corps et de la maladie au monde et aux autres, dans laquelle entre une dimension symbolique, ce changement n’est pas une chose simple ni nécessairement souhaitable. » (1990 : 90) Le retour à des normes alimentaires bénéfiques à l’enfant ne pourra se faire qu’à partir du moment où les apports extérieurs (allaitement au biberon, jus de fruits "multivitaminés"…) ne sembleront plus aux femmes plus sûrs, plus propres, moins risqués pour l’enfant que l’allaitement au sein ou les jus de fruits frais préparés à la maison, où l’éducation des mères comprendra aussi une prise de distance par rapport aux normes fournies par la société de consommation.

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D’origine réunionnaise, Laurence Pourchez est anthropologue et ethno-cinéaste. En 2000, elle a soutenu, à l’École des hautes études en sciences sociales, une thèse de doctorat en ethnologie et en anthropologie sur l’anthropologie de la petite enfance en société créole réunionnaise. Après avoir enseigné à l’IUFM de La Réunion de 1996 à 1998, elle a occupé, de 2001 à 2003, les fonctions de chargée de recherches en poste d’accueil au CNRS (UMR 8098, Muséum national d’histoire naturelle).

Elle est actuellement associée à l’UMR 5145 du CNRS, MNHN, Paris, chargée de cours en études créoles à l’Université de La Réunion. Laurence Pourchez est l’auteur de ouvrage de Grossesse, naissance et petite enfance en société créole, publiée en 2002 chez Karthala, codirectrice de l’ouvrage L’enfant sujet et acteur du rituel : du soin au rite (à paraître aux éditions de l’IRD) et a publié de nombreux articles dans des ouvrages et dans diverses revues nationales et internationales. Elle a obtenu plusieurs prix pour ses publications audiovisuelles et multimédias.

notes

[1] Regroupés en créole sous l’appellation de grin, les légumes secs, haricots blancs et rouges, pois du cap, lentilles sont consommés en accompagnement du riz, du kari (préparation épicée comprenant une viande ou un poisson) et du rougay (autre accompagnement du riz et du kari comprenant oignons, piment et souvent un légume –tomate, concombre, aubergine notamment- ou des arachides –rougay pistash).
La codification du créole réunionnais utilisée dans cet article correspond, malgré mes réserves quant à l’utilisation exclusive de cette codification (se reporter à Pourchez, 2002b), à lékritir 77 (voir pour davantage de précisions concernant le créole réunionnais, Chaudenson 92), normalisation de l’écriture créole mise en place en 1977 par un collectif d’intellectuels réunionnais et s’appuyant sur une orthographe aussi phonologique que possible.

[2] Sont nommés shapèl en créole réunionnais soit les petits temples de plantation, lieux de culte représentatifs d’un hindouisme populaire hérité des cultes villageois de l’Inde du sud, soit les lieux de culte appartenant aux dévinèr, officiants d’un culte populaire syncrétique qui associe diverses divinités de l’hindouisme à des emprunts faits à la religion catholique ainsi qu’à un culte des ancêtre qui revendique une origine malgache.

[3] Terme passé dans la langue courante : désigne les biscuits salés et gras, souvent aromatisés (au fromage, aux crustacés, aux arachides), vendus en petits sachets et qui constituent pour de nombreux enfants, le goûter de la récréation.

[4] Le lait Nido, comme les autres laits en poudre, a été, jusqu’à la fin des années 90, largement utilisé par les mères, conséquence d’une politique de promotion de l’allaitement artificiel poursuivie par les centres de PMI des années 60 à 70 (voir à ce sujet, Pourchez 2002a). Si l’allaitement maternel tend aujourd’hui à être à nouveau choisi par les mères (grâce aux nombreuses campagnes de sensibilisation menées depuis une vingtaine d’années dans les maternités et lors des séances de préparation à l’accouchement dispensées par les sages-femmes), certains laits en poudre, dont ceux distribués par la marque Nestlé, sont toujours massivement employés dès le sevrage qui intervient généralement assez tôt, souvent dès la fin du premier mois de l’enfant.

[5] Source : service enfance-famille du conseil général de La Réunion.

[6] Régime qui a suivi l’abolition de l’esclavage en 1848 : les travailleurs étaient « recrutés » pour une durée déterminée, avec promesse d’un salaire et d’un rapatriement dans leur pays d’origine à l’issue du contrat. Dans les faits, il s’agissait d’un esclavage déguisé, les conditions de vie des engagés étaient proches de celles des anciens esclaves et peu sont ceux qui ont réellement pu rentrer chez eux à l’issue de leur contrat.

[7] Je m’accorde, avec Patrice Cohen, sur le questionnement du terme de tradition pour le contexte réunionnais. Pouvons nous réellement, alors que l’île n’est peuplée que depuis trois siècles, parler de tradition ? Ou, ces trois siècles de présence, en un même lieu, d’individus issus d’horizons divers, les mariages, le métissage biologique et culturel, la création d’une langue, le créole réunionnais, d’un continuum culturel commun à l’ensemble de la population, justifient-ils l’emploi de ce terme ? La réponse à cette question pourrait être fournie par certains auteurs, comme Babadzan (1984) qui distingue, dans d’autres contextes, les Traditions anciennes, des traditions qui sont des créations culturelles récentes.

[8] Bien qu’étant en accord avec Patrice Cohen sur de nombreux points, je relative la pertinence de l’emploi, pour La Réunion, des termes « groupes ethniques et culturels » : en effet, comme l’a particulièrement bien montré la thèse de Gilles Gérard pour la commune de Saint-Leu (1997), un métissage biologique s’est opéré à grande échelle dès le début du peuplement de l’île puis s’est poursuivi tout au long de l’histoire, faisant que les gouverneurs successifs, nommés aux XVIII et XIXème siècles à l’île de France (Maurice), déconseilleront aux habitants blancs de l’île de France d’épouser des habitants de l’île Bourbon (les futurs Réunionnais), ceci afin de sauvegarder la « pureté de la race française », de « préserver la distance des couleurs », les habitants de cette île ayant déjà « souillé la race avec des malgaches » (De l’Estrac, 2004 : 98). Du fait de ce métissage intense, à La Réunion, les « appartenances ethniques et culturelles » relèvent plus souvent de choix identitaires, du phénotype des individus à la naissance (incertain du fait du métissage et qui font toujours, dans les maternités, l’objet d’un examen minutieux du nouveau-né par les grands-mères –voir à ce sujet, Pourchez 2002b), des modes en cours (Bollywwood actuellement, qui coïncide avec l’explosion des revendications d’une indianité plus indienne que celle présente en Inde).

[9] Aubergines.

[10] Préparation à base d’oignons, d’ail, d’épices (gingembre, curcuma), de tomates, à laquelle peut-être ajoutée de la viande ou du poisson.

[11] Le terme rougail désigne deux types de préparations : l’une se présente sous la forme d’un plat principal (rougail saucisses, rougail morue) dans lequel le safran du kari est remplacé par des tomates, l’autre est un terme générique qui désigne divers condiments qui peuvent être écrasés (rougail pistache) ou émincés et pimentés (rougail tomates).

[12] Préparation à base de légumes ou de fruits émincés et assaisonnés (achards de citron, achards de palmiste).

[13] Terme générique qui, dans la cuisine réunionnaise, désigne tous les légumes secs, haricots, lentilles, pois du cap notamment.

[14] Ce "jadis" nous ramène au début du XXème siècle.

[15] L’attachement des enfants à ces nénènes, était d’ordre filial. Un homme politique réunionnais, qui a fait carrière en métropole, de passage dans l’île, a tenu, avant toute visite familiale ou politique, à aller "embrasser sa vieille nénène".

[16] Date à laquelle ces conduites semblent avoir commencé à régresser. Elles sont cependant toujours présentes au sein de la population.

[17] Je reviendrai plus loin sur cet abandon temporaire de l’allaitement maternel. Sur l’ensemble de l’échantillon de jeunes mères suivies de 1994 à 1999 (une cinquantaine), seules trois ont allaité leur enfant, la première durant trois semaines, les deux autres durant près de trois mois alors que les données recueillies de 2001 à 2005 montrent, au contraire l’inversion du phénomène.

[18] Cité par F. Loux et M. F. Morel, 1976 : 312.

[19] Liane d’olive : Secamone volubilis (Lam.), Marais (Asclepiadaceae)

[20] Voir Pourchez 2002a.

[21] Le taux de mortalité infantile était, selon le géographe A. Lopez, de 164,4‰ en 1951 (1995 : 32).

[22] Il était, dans les années 50, équivalent à celui de la métropole au début du siècle. Source INSEE 1994/ 95 : 43, et se situait, en 1994, aux alentours de 9%o (source, DASS, 1996)

[23] Selon la formule de F. Saillant et M. O’Neil, 1987.

[24] Voir, à ce propos, l’ouvrage intitulé Nestlé contre les bébés. Editions Maspero / Presses Universitaires de Grenoble

[25] Cet ouvrage, publié en 1982 à La Réunion pour les réunionnaises, fait totalement l’impasse sur les pratiques traditionnelles présentes dans l’île. Les auteurs, qui se prononcent en faveur de l’allaitement maternel, en font, alors que le contraire était préconisé dans les PMI, quelques années plus tôt, le seul mode d’alimentation digne de ce nom. Nous ne résistons pas au plaisir d’en livrer quelques extraits qui montrent bien que parfois, les auteurs de manuels de puériculture - ici des enseignants et des professionnels de la santé - (Mais G. Delaisi de Parseval et S. Lallemand l’ont amplement montré pour les ouvrages métropolitains) se laissent aller à certaines errances…« L’allaitement maternel est évidemment la seule alimentation normale du nouveau-né normal. Le lait de vache est conçu par la nature pour un veau de 40kg, à la naissance quadrupède et herbivore… » (p. 71) « On constate par ailleurs que c’est dans les milieux informés que l’allaitement maternel progresse plus (sic !). Au contraire, les femmes peu instruites préfèrent souvent l’allaitement au biberon prenant cela pour un progrès ! » (P. 72) « L’allaitement au biberon : encore une fois, c’est bien dommage, et il faut espérer que toutes les mères qui élèvent leurs enfants au biberon le font à cause d’une raison très sérieuse (bout de sein rentré, abcès au sein, maladie grave) et non pour se simplifier l’existence. » (p. 74)

[26] Encore que ce terme soit décidément bien désagréable, car aucun mode d’allaitement n’est réellement "artificiel".

[27] Voir Pourchez, 2002b.

[28] Les techniques traditionnelles de sevrage sont décrites dans Pourchez 2002a.

[29] Rouroute, arrow-root : Maranta arundinaceæ.

[30] Littéralement "révolution de vers".

[31] Herbe à vers, zerb a ver : Chenopodium anthelminthicum Ry non Linné., (Chenopodiaceæ).

[32] Nommée kanji en créole, l’eau de riz a la réputation de favoriser le "durcissement" de l’enfant, le développement osseux. Ce remède, d’origine indienne est souvent mentionné dans les écrits indianistes. F. Zimmermann (1989 : 59, 107) cite les multiples utilisations de l’eau de riz, notamment comme fortifiant, la bouillie de riz au lait comme traitement du hoquet.

[33] Le terme "grain", ou grin désigne de manière générique les légumes secs.

[34] Cari de volaille.

[35] Jusqu’à la fin des années 90, le ravitaillement était plutôt mensuel et comprenait en premier lieu une provision de riz, de grains, de sucre, de savon de Marseille et d’autres produits de première nécessité auxquels venaient s’ajouter, quand les revenus de la famille le permettaient, quelques produits spécifiques à l’attention des enfants comme des krokèt (sachets de boulettes de féculents saturés ne graisse qui sont souvent donnés comme goûter aux enfants, accompagnés d’une briquette de jus de fruit ou d’une petite bouteille de limonade), ou des boissons sucrées (limonade, coca-cola) .

[36] Nous ne développerons pas ici le problème de l’obésité des enfants à La Réunion, ce phénomène fera l’objet d’un article ultérieur.

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