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Une histoire de Radio Freedom : analyse d’un succès

Publié le 25 novembre 2016

De sa création en 1981 à son récent virage numérique, la spécialiste des médias et professeur de l’université de la Réunion Eliane Wolff décrypte les succès d’une radio qui a fait de la libre antenne sa marque de fabrique et qui fait figure d’exception dans le paysage médiatique mondial. Au cours des 25 dernières années, l’histoire de Radio FreeDom est indissociable de l’émergence de l’espace public réunionnais.

Extraits de l’article « Les (nouveaux ?) territoires de la radio Radio FreeDom et ses auditeurs », Éliane WOLFF, RadioMorphoses, n°1 – 2016, www.radiomorphoses.fr


Ethno-sociologue, Éliane Wolff est Maîtresse de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de la Réunion, Laboratoire de recherches sur les espaces Créoles et Francophones - Courriel : [email protected] :

L’Ile de La Réunion a longtemps connu un espace médiatique verrouillé : radio et télévision publiques contrôlées par l’État et presse d’opinion sont omniprésentes jusqu’au milieu des années 1970. Les médias dominants soutiennent la droite légitimiste, font entendre aux Réunionnais « la voix de la France » et leur donnent à voir la vie et le point de vue des seuls notables de la sphère politico-économique (Idelson, 2006). La création en 1976 du journal Le Quotidien de la Réunion, mais surtout la libéralisation des ondes en 1981 opèrent une brèche médiatique (Watin & Wolff, 1995) brisant définitivement le monopole. L’une des premières « radios libres » de l’île, Radio FreeDom, émet pour la première fois le 14 juillet 1981. Elle va tenir un rôle majeur dans le processus d’ouverture d’un espace public médiatique local et de lutte pour la liberté d’expression. Elle innove en proposant des émissions interactives et autres « radio doléances » où les auditeurs peuvent s’exprimer en créole et discuter des thèmes qui leur tiennent à cœur, même si ces propos sont quelques fois marqués par des débordements diffamatoires. Mais l’histoire de cette radio est également liée à celle d’un mouvement social de soutien à Télé FreeDom (1986-1991). Ce mouvement émerge suite à la saisie des émetteurs de la « télévision pirate » que son responsable, Camille Sudre, avait tenté d’imposer dans l’illégalité à côté de sa radio, et se transforme en mouvement politique, avec l’accession de ses dirigeants et de quelques-uns de ses membres à la sphère politique locale, nationale et internationale. Une population, jusque là tenue éloignée de la scène et du débat publics, se reconnaît dans cette radio qui lui permet de prendre la parole et de débattre dans la langue et selon les modalités qui lui sont propres.

Les tout débuts - Photo : freedom.fr

Radio FreeDom ouvre la voie à une multitude de « radios libres » : le 4 juin 1985 la Haute Autorité de l’Audiovisuel légalise 44 radios ce qui, rapporté au territoire de la Réunion, confirme l’engouement pour le média radiophonique. Et cet attachement n’a pas faibli ; au contraire, le paysage radiophonique réunionnais s’est encore densifié. En 2015 on compte 53 radios autorisées à émettre : 32 sont des radios associatives, 18 des radios commerciales et la radio relevant du service public diffuse 3 chaînes (Radio Réunion, France Inter et France Culture).

Dans ce paysage radiophonique en mutation rapidement donné à voir, Radio FreeDom a progressivement imposé son modèle de radio de « libre parole » fondée sur le principe de l’interconnaissance et de la proximité, jusqu’à devenir leader et à imposer son modèle contesté mais « incontournable » dans la société réunionnaise (Simonin, Wolff, 2010). 

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Son chiffre d’affaires annoncé est de plus de 2 millions d’euros[1] et elle emploie plus d’une vingtaine de salariés. En tête des audiences depuis quelques années, les enquêtes de Métridom lui attribuent, pour la première fois en 2009, une part d’audience en semaine de presque 40% qui la situe devant RFO, la radio de service public (13%) et NRJ (10,9%). Cinq ans plus tard elle domine toujours le paysage radiophonique réunionnais avec 34,4 % de parts d’audience auxquels s’ajoutent les 5,5% de la chaîne musicale FreeDom 2 crée en 2012 et dirigée par Margie Sudre.


Cela fait presque 20 ans que nous cumulons des données nous permettant de mieux saisir le fonctionnement de cette radio si atypique et la place singulière qu’elle occupe dans le paysage audio visuel réunionnais. Des entretiens approfondis ont été menés avec le directeur fondateur, les animateurs de la radio, la responsable du CSA à La Réunion, et de nombreux professionnels des médias. Par ailleurs nous avons procédé à l’analyse conversationnelle de certaines émissions. Enfin nous avons mené plus d’une quarantaine d’entretiens approfondis avec des auditeurs, amateurs ou non de cette radio, vivant à La Réunion et hors Réunion.

En nous basant sur cette observation au long cours, nous tenterons ici de décrypter le profond attachement des Réunionnais pour cette radio qui a fait de la participation permanente, instantanée et relativement peu régulée des auditeurs sa marque de fabrique. 

La libre antenne : l’auditeur au cœur du système

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Radio FreeDom a fait de la participation des auditeurs le fondement même de son fonctionnement en leur permettant un accès permanent, quasi direct et rarement anonyme à l’antenne. Ils sont sollicités dès l’ouverture de l’antenne et leur parole s’insère dans des formats divers tout au long de la journée et qui n’ont guère varié depuis sa création : « Les auditeurs en direct », « Libre antenne », « Le Baromètre », « Radio doléances », « Allo FreeDom », « Droit de parole », « Chaleur tropicale » etc. Les interventions suscitent commentaires et débats passionnés qui s’accompagnent de dérapages plus ou moins contrôlés[3], en particulier aux débuts de la radio : « au début c’est vrai qu’ils étaient virulents, excessifs ; maintenant ça se modère tout ça ; ils peuvent maintenant parler d’un sujet sans être trop excessifs quoi » reconnaît Camille Sudre. L’exercice est difficile car les filtres sont quasi-inexistants – hormis l’obligation faite à l’appelant de permettre l’affichage de son numéro de téléphone –, et les appels sont gérés en direct à travers un standard de dix lignes. Les journaux d’information produits par la radio s’alimentent massivement à cette source : le slogan martelé à longueur d’antenne rappelle à l’auditeur que « nous informer, c’est vous informer », alors que des encarts publiés dans la presse remercient les « 250 000 auditeurs, 250 000 journalistes » qui participent aux excellentes audiences de la radio. Trois normes « fondatrices » imprègnent profondément le dispositif technico-éditorial : la liberté d’expression, la solidarité, l’information par et pour les auditeurs. Sans cesse présentes dans le discours de son fondateur (Idelson, 2014), ces normes communes sont également sans cesse reprises en écho par les auditeurs. Ce faisant, le dispositif FreeDom remet en cause « cette figure centrale qu’occupe le journaliste, façonneur exclusif des nouvelles et gardien du temple de la fabrique de l’actualité » (Simonin et al, 2012 : 272). Car ce sont des « animateurs-journalistes » qui hiérarchisent la parole des auditeurs et décident de lui donner un statut événementiel surtout focalisé sur les faits divers, qui seront repris ensuite par les journaux de la rédaction radio.

Radio FreeDom présente la particularité de traiter le fait divers comme une histoire « pleine », qui se déroule à partir d’une situation initiale, va jusqu’à son terme et se rythme en épisodes successifs selon un tempo radiophonique propre à cette station. La trame narrative rappelle le genre « enquête policière », avec ses effets de dramatisation, (intrigue, moment de suspense, rebondissement, épilogue) et ses appels à témoins. Leurs descriptions et commentaires de l’événement constituent le cœur du récit médiatique qui se déroule tout au long de la journée et dont les modalités de mise en ondes dépendent des divers formats radiophoniques : Revue de la presse, Journal local, Libre Antenne, Info Trafic. À tout moment, l’auditeur peut intervenir à l’antenne, qui lui est ouverte en permanence, de jour comme de nuit, et il peut provoquer une rupture dans l’émission[4] en cours pour annoncer un nouvel événement ou pour dérouler le récit d’un fait divers dont l’évocation peut s’étaler sur plusieurs jours. Cette feuilletonnisation de l’information locale, visant à soutenir l’intérêt constant de l’auditoire et à le tenir en haleine, est particulièrement appréciée par les auditeurs qui l’opposent au traitement trop rapide, concis, et sans suivi à moyen terme proposé sur les autres médias : « quand tu entends une histoire, tu entends juste deux minutes, trois minutes. Il y a pas de développement ; mais tandis qu’à FreeDom après, il y a des gens qui ont des avis, qui sont peut-être des gens qui sont plus au courant tout ça, qui discutent plus. Bin donc là, on a plus d’informations » (une auditrice à la Réunion, 40 ans).

Le travail des animateurs consiste à accompagner le récit sur le long terme jusqu’à sa conclusion, en encourageant l’activité testimoniale des auditeurs, ou en les incitant à produire leurs commentaires. Ainsi il arrive souvent que l’animatrice assure un suivi sur une période de plusieurs jours, voire sur plusieurs mois, des faits divers les plus marquants. Elle rappelle les principaux protagonistes, demande des nouvelles des victimes, s’enquiert des résultats des opérations de solidarité, ou du dénouement d’un problème évoqué à l’antenne. Contrairement à se qui se pratique généralement, FreeDom suit de bout en bout le déroulé de l’histoire, en construisant la figure centrale de l’auditeur acteur. Coproduite, continue, circulante, l’information s’organise en récit radiophonique.

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Ce dispositif de co-construction de l’information auquel participent les auditeurs/animateurs/journalistes produit en définitive une « freedomisation de l’information », dénoncée par ailleurs[5], mais qui préfigure peut être une évolution allant vers un nouvel alliage entre professionnels, public et entreprises médiatiques (Simonin et al, 2012).

Une mise en résonance du kartié créole sur les ondes

La Réunion, qui a connu en quelques décennies des mutations profondes menées à rythme soutenu, présente tous les signes d’une société développée clivée par de profondes inégalités sociales. C’est sur un substrat historique douloureux issu de la période coloniale et du système de plantation que s’organise la société locale : les réseaux familiaux, de voisinage et religieux conservent encore une forte pertinence et la sociabilité du kartié créole marquée par l’interconnaissance et le ladilafé [9] reste très active. Chaque jour Radio FreeDom donne à entendre cette vie ordinaire insulaire. La radio se retrouve ainsi en phase avec la population réunionnaise, car elle reproduit sur les ondes ce qui se passe dans le kartié. Comme le résume à sa manière cette auditrice : « c’est la meilleure radio parce que c’est la vie des gens de tous les jours depuis la naissance jusqu’à la mort, quoi, on peut entendre de tout sur Radio FreeDom ».

Les auditeurs omniprésents à l’antenne rendent compte des petits faits ou des grands événements qui rythment le quotidien ; ils débattent également de ce qui les préoccupe, témoignent leur compassion, poussent des « coups de gueule » ou partagent des « coups de cœur ». Rumeur et information, discussion et débat, enfin solidarité et entraide communautaires constituent les éléments clés du fonctionnement de cette radio qui rappellent le rôle social de certaines radios africaines étudiées par Tudesq (2009) et Capitant (2011). En s’appuyant ainsi sur les éléments structurant de la vie sociale réunionnaise, Radio FreeDom transforme le territoire de La Réunion en un seul et même kartié. Le développement récent de la diffusion par Internet étend potentiellement celui-ci au reste du monde.

L’écoute déterritorialisée … des Réunionnais du monde

La radio hertzienne en ligne offre une déterritorialisation de l’écoute et on peut désormais écouter Radio FreeDom à travers toute la planète, en particulier dans les territoires privilégiés de la migration réunionnaise : la métropole bien sûr, et plus récemment le Canada, l’Australie, l’Europe (la Belgique en particulier). Mais cette écoute impose des modes de réception nouveaux et transforme le temps et l’espace de l’écoute. La radio en ligne nécessite un ordinateur ou un téléphone portable connectés, qui font partie des nouveaux objets du migrant ainsi qu’en témoignent les nombreux Réunionnais de la diaspora sur le site qui leur est consacré (www.reunionnaisdumonde.com).

Radio FreeDom propose, on l’a souligné, un format qui privilégie le récit et laisse l’auditeur s’exprimer en créole et dans les formes en usage dans son quotidien. Or la langue est au cœur de l’identité ; en situation « d’expatriation » ce rapport à la langue créole constitue un élément essentiel de l’éthos du migrant. Ecouter Radio FreeDom répond massivement à ce besoin, quasi physique, d’entendre la musique de sa langue maternelle. Et l’écoute de ce parler créole est source d’une émotion intense ainsi qu’en témoigne, les larmes aux yeux, cette Réunionnaise installée au Québec depuis quelques années et par ailleurs bien intégrée dans sa société d’accueil : « entendre les gens parler, c’est ça qui me manquait le plus. Ici je ne pouvais pas parler créole, avec personne … ça me faisait du bien d’entendre, ça me donnait des frissons »

La radio permet aux auditeurs lointains de maintenir le contact avec les proches et de se prévaloir du statut de membre à part entière de la communauté. Seuls les mails des Réunionnais expatriés sont lus à l’antenne, leurs demandes de dédicaces prioritaires. Radio FreeDom leur permet également de s’exprimer sur les ondes par téléphone en priorisant leurs interventions. Le migrant maintient ainsi, malgré la distance, son statut de membre actif de la communauté familiale et participe aux rituels et célébrations sous le regard et le contrôle de l’ensemble de la communauté réunionnaise prise à témoin : « j’envoie des messages par mail, surtout des messages d’anniversaire […] c’est lu en direct et donc toute La Réunion entend, c’est ça qui est bien. […] ça fait plaisir que les gens qui me connaissent sachent que je suis en métropole et que je pense à ma famille ». (Brigitte, 38 ans, en métropole depuis 10 ans).

Ces interventions régulières sur l’antenne permettent de se prévaloir d’un statut de « présent-absent », qu’il s’agit de réactiver en permanence pour continuer à faire partie de la communauté. Le maintien du lien se fait aussi par le partage du quotidien de l’île donné à entendre sur les ondes. Certains migrants continuent à vivre à l’heure de la Réunion en écoutant, à flux continu, la radio à l’instar de cette dame d’une cinquantaine d’années, rencontrée sur un vol retour vers l’île de la Réunion où elle venait passer ses vacances. Son excellente connaissance du quotidien insulaire s’alimente à l’écoute assidue de cette radio et en particulier à celle des annonces de décès et des modalités pratiques des enterrements donnés à entendre trois fois par jour. Ceci lui permet, malgré la distance, de rester informée de ce qui fonde le quotidien de la vie de toute communauté, à savoir la disparition de certains de ses membres : « ou connais Radio FreeDom ? bin moin lé branchée du matin au soir […] là je connais que madame un tel est morte, monsieur un tel est décédé. C’est moi qui annonce à mes parents (restés à La Réunion) que monsieur un tel est décédé ! ». Cette connaissance, qu’elle ne manque pas de faire valoir à son arrivée dans l’île, fait l’étonnement de sa famille, tout en la positionnant comme un membre encore actif et impliqué de la communauté.

On observe également une écoute plus distanciée de la radio qui permet au migrant de se tenir informé des préoccupations de la société réunionnaise et de continuer à partager avec elle une communauté de destin. Le souci ici est de rester en phase avec l’évolution de la société réunionnaise et de suivre les transformations de son opinion publique comme en témoignent Frédéric, cameraman à Londres qui écoute « quelques fois FreeDom en Angleterre, juste comme ça, pour écouter ce que disent les gens » ainsi que Laurent, fonctionnaire à Bruxelles :« je passe un bon moment en écoutant la radio par Internet quoi[…] c’est plus pour observer d’un point de vue sociologique la société Réunionnaise […] c’est aussi une manière de prendre un peu le pouls de certaines choses et souvent ça parle de sujets d’actualités parlés par les petites gens. Ça permet de garder un lien d’une certaine manière ».

Certains auditeurs manifestent le besoin de participer au débat public malgré la distance ; d’autres témoignent de leur expérience de migrants et leurs appels donnent à entendre à l’ensemble des auditeurs, des expériences de vie et des points de vue de Réunionnais expatriés.

[1] Camille Sudre est actionnaire majoritaire avec 51% des parts, l’association FreeDom possède 12% des parts, et un groupe de presse locale important (CKC) en détient 35% (Idelson, 2014)

www.freedom.fr / facebook.com/Radio-Free-Dom


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