Publicité

La naissance d’une passion pour l’Histoire

Publié le 22 mars 2010

Extrait du roman "Autopsie d’une mémoire" de Tamim Karimbhay. La scène se passe à Madagascar, au sortir de la décolonisation. Hommage à Fida...

type="image/jpeg" title="nosy bé">nosy bé {JPEG}

A la même époque, un monsieur d’un certain âge, je dirais une quarantaine d’années, fréquentait la boutique de mon père. En apparence, il faisait presque la soixantaine car sa barbe et sa maladie le vieillissaient davantage. Il venait solliciter de l’argent à mon père quotidiennement, pour soi-disant aller boire un café bien chaud dans le seul bar du village. En réalité, Il oubliait son quotidien dans un verre de consommation de rhum. Ce monsieur qui s’appelait Fida, était un paria miséreux de la société, mais dans mon cœur, il est resté un grand homme brave et courageux, généreux et très cultivé. Il était un de ces oubliés de la décolonisation qui avait eu la chance d’obtenir son baccalauréat français sous la période coloniale. Il faisait néanmoins partie de tous ceux que la période postcoloniale avait mis sur la route et sous les ponts, malgré leurs excellents diplômes…

Il vivait dans un cabanon qu’il avait construit à la sortie du village. Il était atteint de diabète, et la gangrène était en train de ronger son pied et son mollet droits. Il était exclu de la société, mais dans mon cœur, il restera grand ! Il buvait beaucoup et était usé par la vie et les soucis. Il n’avait aucune attache familiale, ni femme, ni enfants, ni mère, ni père. Il avait une voix grave, une de ces voix qui vous font peur et qui semble sortir d’outre-tombe.

Un jour de l’année 1983, c’était au mois de septembre, la saison des pluies avait débuté. Il pleuvait des cordes. Fida rentra dans l’épicerie de mon père. Cette fois-ci, il a demandé de l’eau fraîche. (Il ne faut pas oublier que dans ce village, tout le monde n’avait pas l’électricité, ni l’eau courante). Moi, ce jour là, j’étais assis, un livre ouvert à la main, observant ainsi toute la scène, sur les marches de la véranda de la boutique. J’étais en train de lire, un de ces livres d’histoire de France magnifiquement lithographié que mon grand-père m’avait offerts. Fida, en jetant un œil sur la page que je lisais, me demanda, soudainement de sa voix grave.

« - Grand garçon ! en quelle année Christophe Colomb a-t-il découvert l’Amérique ?

- En 1492, le 12 octobre, un jeudi, lui avais-je répondu.

- Bravo pour la précision dit-il ! Et moi, je peux aussi te dire que ce fut un marin qui s’appelait Rodrigo de Triana qui - du haut du mât de la caravelle la Santa-Maria - annonça la nouvelle en criant « Terre, Terre à l’horizon ! » ajouta Fida.

- Les deux autres caravelles, c’étaient la Pinta et la Nina, dis-je alors.

- Colomb était convaincu de la rotondité de la Terre, compléta Fida ! Il voulait aller en Inde par l’Ouest car les Portugais dominaient le Cap de Bonne Espérance et tout l’océan indien. Quand Colomb - ce navigateur génois au service des Rois d’Espagne, les Très Catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon- arriva à l’île d’Haïti dans les Caraïbes, qu’il baptisa Hispaniola, il croyait être… »

Je coupais alors la parole à Fida, pour terminer son explication.
« - …arrivé aux Indes ; c’est pour cela que les habitants - de ce nouveau continent encore ignoré à l’époque, et auquel un certain Amérigo Vespucci, va donner son nom - ont été nommés les Indiens d’Amériques ! Colomb, quant à lui, terminera sa vie malade et rejeté par les grands de l’époque qui n’ont vu en lui qu’un simple navigateur. Le seul pays qui portera son nom, ce sera la Colombie ! Toute sa vie, le vieil amiral de la mer océane avait cru qu’il était arrivé en Inde. Il n’a jamais reconnu ouvertement à sa mort en 1506, l’existence du nouveau continent qu’il venait de découvrir. Après lui, d’autres explorateurs comme Ferdinand de Magellan, John Cabot, Jacques Cartier, Vasco de Gama, James Cook, Bougainville ou La Pérouse découvriront et exploreront bien d’autres contrées de plus en plus lointaines et différentes. Ces aventuriers vont essayer, par leurs découvertes et leurs conquêtes, d’apporter des réponses multiples à la curiosité humaine, d’inventer d’une manière savante, de nouvelles visions du monde par les explorations extrêmes ; d’alimenter cette soif de l’inconnu qui va emmener, au fil des siècles, l’humanité à toujours aller au-delà de nouvelles frontières, franchir de nouvelles limites jusqu’à arriver à faire ses premiers pas sur la Lune, le 21 juillet 1969 et même, à explorer l’Univers par la suite !

- Mais, dis-moi petit bonhomme ! poursuivit Fida, très captivé, comme je vois que tu es un historien en herbes, et un petit garçon qui semble passionné par la culture générale, dis-moi pour assouvir ma curiosité, quel lien y avait-il entre les rois de France Henri III de la famille de Valois et le roi Henri IV de la famille des Bourbons ?

- Eh bien, cher monsieur Fida, répondis-je alors : les deux rois étaient des cousins !

- Ah oui ? Explique-moi tout cela en détail continua Fida.

- Tu vois Fida, lui dis-je subséquemment : Henri III avait comme père Henri II qui lui-même était le fils du grand François 1er. Et Henri IV était, quant à lui, fils de Jeanne d’Albret, elle-même fille de Marguerite d’Angoulême, l’auteure du recueil de nouvelles intitulé l’Heptaméron des nouvelles de la reine de Navarre.

- Eh alors ? répliqua Fida.

- Marguerite d’Angoulême, plus connue sous les noms de Marguerite de France ou Marguerite de Navarre et François 1er étaient frère et sœur. C’est la raison principale pour laquelle, Henri III n’ayant pas eu d’enfant, c’est donc par collatéralité masculine, selon les règles de la loi salique, que son cousin Henri de Bourbon devenu Henri IV lui succéda en tant qu’héritier, à la couronne de France en 1589. Ce sera le début de la dynastie des Bourbons et la fin de celle des Valois.

- Ah ! je comprends mieux maintenant grâce à toi me répondit Fida…tu en connais des choses à ton âge…Un jour peut-être, tu seras professeur et certainement un bon pédagogue !

- Merci Monsieur Fida. »

Fida, dont la barbe dégageait une certaine sagesse et de nombreuses expériences m’applaudit ce jour là, sous le regard concentré et majestueux de mon père, mais aussi des autres clients de l’épicerie du village, qui restèrent étonnés par les répliques du dialogue entre le vieux sage marqué par la vie et le curieux et innocent enfant que j’étais, rêvant de la vie.

type="image/jpeg" title="nosy bé">nosy bé {JPEG}

Mon père Rajesh - qui avait une certaine haute idée de l’Ecole - était fier de moi. Il avait une haute vision des institutions scolaires françaises. Comme ses autres camarades, il avait vu De Gaulle en 1959, lorsque l’Homme du 18 juin était venu, en tenu militaire, et ses galons et médailles brillantes, à la rencontre des élèves de l’école mission catholique de Hell-Ville.

Lors de cette conversation fructueuse entre Fida et moi, j’ai pu observer un sourire et une fierté sur le visage de mon père comme celui que j’avais l’habitude de voir quand je lui montrais mes évaluations scolaires trimestrielles. Il a toujours cru en ma réussite scolaire et il avait vraiment confiance en moi. Cette confiance était évidemment réciproque. J’ai toujours adoré mon père qui avait tant travaillé pour me voir réussir. Il a vu que Fida pouvait m’apporter des connaissances car c’était un homme de grande culture. Et il a vu juste ! C’est donc, en écoutant la conversation entre Fida et moi que tout naturellement, il lui vint l’idée de demander à celui-ci, de venir tous les soirs aux alentours de dix huit heures pour me faire lire, une à une, avec les explications qu’il faut, les pages du livre que je tenais dans mes mains. Et c’est comme ça, que grâce à Fida et à mon père, que l’étincelle pour l’Histoire de France qui était née en moi, est devenue une flamme, puis une passion du cœur, qui a donné naissance à la vocation, je dirais presque l’amour de devenir professeur de cette noble matière.

Et Fida venait tous les jours, il recevait en échange des vêtements, des pièces de monnaie ou de la nourriture. Infatigables, Fida et moi avions lu, relu, parcouru et mémorisé des pages et des pages, des chapitres des livres que mon grand-père m’avait offerts. Et c’est comme ça, qu’âgé à peine de 7 ans, j’ai été mis au contact - au cours de ce jour béni de 1983 - des grandes et petites anecdotes qui ont marqué l’histoire de notre pays, de notre nation. Je n’oublierai jamais cette rencontre entre Fida et moi, cette amitié, cette main tendue exemplaire et symbolique entre, d’un côté la pauvreté, la maladie, l’errance, l’alcool, la misère et de l’autre côté, la soif des connaissances, l’innocence liée à l’enfance, l’envie de découvrir le monde qui nous entoure, la haute idée de l’école. C’était une rencontre et un échange d’idées formidables. C’est une histoire exceptionnelle qui a changé et orienté le destin d’un petit garçon, et qui a donné un sens à la vie de ce vieil homme condamné par la maladie, usé par la misère et rejeté par la société. Ce grand cadeau qui a changé ma vie, qui m’a donné cet élan d’apprendre encore et encore, je le dois à mon cher père. Mon père, dans ma mémoire et mes souvenirs, restera un grand héros et un grand modèle tout au long de ma vie et Fida restera un grand homme qui m’a beaucoup appris. Il m’inspire le respect. Cela s’est passé au petit village de Djamandjar sur l’île de Nosy-Bé ! Les lithographies et les gravures présentes dans les livres m’ont permis de mémoriser plus facilement et visuellement, le contenu. Ce sont des vraies images d’Epinal qui m’ont guidé, m’ont fait rêver et aimer vingt siècles d’Histoire de France ! Ces lithographies m’ont permis de vivre les différentes périodes de l’Histoire comme si je les avais moi-même vécues. J’ai, par exemple côtoyé : les huttes gauloises sur pilotis construites sur des cités lacustres, la cueillette du gui par les druides, Vercingétorix sur son beau cheval blanc se rendant à César à Alésia, les gallo-romains en train de paver les routes de Lyon, le massacre de Blandine dans la fosse aux lions, Clovis élevé sur un pavois par ses guerriers, ou ce même roi franc se vengeant du vase de Soissons, Charles Martel arrêtant les Arabes à Poitiers, Charlemagne visitant une école, les drakkars vikings attaquant Nantes.

« - Faute de pouvoir vous montrer toutes ces reproductions, excusez-moi, mais ça me brûle la langue l’envie de les énumérer presque toutes. Toutes ces images ont développé grandement mon imagination et je revois Roland brisant son épée Durandal dans le col de Roncevaux, en faisant sonner son cor, La prise du Château-Gaillard par Philippe Auguste, Blanche de Castille enseignant la bible au jeune Louis IX, Saint-Louis rendant la justice sous le chêne de Vincennes, les troubadours chantant pour les seigneurs, le siège d’un château-fort, la peste pulmonaire et bubonique détruisant des villages durant la guerre de Cent ans, Du Guesclin battant les Anglais, Jeanne d’Arc gardant ses troupeaux de brebis à Domrémy, et faisant son entrée par la suite, à Orléans, puis Jeanne d’Arc brûlée vive par les Anglais. Je continue pardonnez-moi d’être un peu dans le catalogue et l’énumération (ne serait-ce que pour rafraîchir la mémoire historique de certains !) Louis XI simplement habillé, circulant dans les rues de Paris, le corps de Charles le Téméraire gisant dans la neige après sa défaite à Nancy, Bayard le chevalier sans peur et sans reproches adoubant François 1er chevalier, au soir de la bataille de Marignan, Gutenberg actionnant son imprimerie, Christophe Colomb avec ses trois caravelles arrivant en Amérique, François 1er se baladant avec sa cour itinérante de château en château, François 1er prisonnier de Charles Quint à Pavie, la nuit du massacre de la Saint-Barthélemy, Henri IV allant à l’arsenal avec le duc de Sully, son assassinat dans le carrosse, par Ravaillac, Louis XIII et le cardinal de Richelieu visitant la construction de la digue de la Rochelle, Louis XIV encore enfant, grelottant de froid durant la Fronde des Princes, Louis XIV se baladant dans la galerie des Glaces à Versailles, jouant aux billards, ou encore présidant le conseil des ministres, le Roi-Soleil visitant la manufacture des Gobelins, Colbert au travail, Louvois au combat, la mort du maréchal Turenne touché par un boulet de canon, l’arrestation de Fouquet au château de Vaux… Ouf ! Toutes ces images sont là ! Vauban inspectant ses fortifications, La Fontaine écoutant un corbeau et un renard dans la forêt de Château-Thierry.

- Papa, s’il te plaît ! C’est toute une palette complète de diapositives dans ta tête ? Ça défile ! M’interpella alors Vijay. C’est un grand hommage que tu adresses aux livres des années 1950-1960 et à cet idéal de l’Ecole que tu as eu !

- Oui, mon fils ! Ces images resteront, même après tant d’années écoulées, ancrées dans ma mémoire. Tu sais, c’est grâce à elles que j’ai pu voyager dans des pays et des époques lointaines. De plus, je peux encore te dire la suite des lithographies qui m’ont accompagné jusque là :

- Il y avait aussi, Louis XIV, sur son lit de mort en train de faire des aveux et donner des conseils à son arrière-petit-fils, Louis XV poursuivant un sanglier à la chasse, Louis XVI et Turgot faisant face à la Révolution, la Bastille en flamme, l’arrestation du roi et de Marie Antoinette à Varennes, Louis XVI face à la guillotine, l’assassinat de Marat par Charlotte Corday, la mort de Danton, l’arrestation de Robespierre, Napoléon inspectant ses troupes à Austerlitz et aussi au milieu de la débâcle à Waterloo, Rouget de Lisle chantant la Marseillaise, Lamartine prononçant fougueusement un grand discours, Gambetta quittant Paris en ballon, Jules Ferry prononçant son discours sur l’instruction publique gratuite, laïque et obligatoire, Louis Pasteur en train de vacciner un enfant atteint de la rage, Charles Darwin écrivant sa théorie sur l’évolution, les poilus dans les tranchées, De Gaulle et son appel du 18 juin, l’entrevue de Montoire entre Hitler et Pétain, l’attaque de Pearl Harbor, la bataille de Stalingrad, De Gaulle défilant sous les Champs-Elysées, la deuxième division blindée de Leclerc rentrant dans Paris, le paquebot France et Normandie…et bien d’autres images encore qui m’ont marqué en tant que gamin…Toutes ces images sont les semis, les racines et surtout par la suite, les fils conducteurs de ma vocation d’enseignant… Une étincelle, une flamme, un amour, une passion, une obsession…sont nées…A 12000 kilomètres de la France, dans un tout petit village de l’île de Nosy-Bé, j’étais ce petit gamin qui était fasciné par les différents châteaux de la Loire, les châteaux forts médiévaux, et Versailles que je dessinais durant mes moments de libres…c’était au début des années 1980. Tous les jours, j’apprenais des nouvelles choses grâce aux livres dont j’avais hérité de mon grand-père et grâce aux longues explications de Fida. J’avais appris que Fida est mort en 1992. Ça m’a fait de la peine. Aujourd’hui, il existe dans la mémoire et dans mon cœur pour la vie ! Je lui rends hommage aujourd’hui en pensant à cet homme, un laissé pour compte de la décolonisation, qui n’avait ni enfants, ni fortune, ni maison et qui m’a tant marqué, il y a maintenant presque soixante années de cela ! Fida venait tous les jours. Il était un peu devenu un professeur d’histoire ambulant car d’autres enfants du village qui n’avaient pas la chance de pouvoir aller à l’école française et l’école tout court, s’asseyaient à mes côtés pour l’écouter. Le duo était devenu une classe en plein air. Eux aussi, ils ont suivi les éclaircissements de Fida ! Le village avait 7000 habitants. J’étais le seul à aller à l’école française. Ah ! Que ma mémoire est pleine de souvenirs comme disait l’Humaniste, Michel Eyquem de Montaigne ! Toutes ces personnes, ces êtres chers aujourd’hui disparus et qui vivent chaudement dans mon cœur, et sourient dans ma mémoire ! Je pense à eux souvent, car en pensant à eux, je les immortalise et les grave pour toujours. Sans eux, mes chers enfants, je ne serais peut-être jamais devenu ce que je suis devenu par la suite ! Ma passion de la vie, je la leur dois, mon amour pour l’Histoire et la Littérature aussi… et surtout ma vocation d’enseignant. Ils ont fait de moi un humaniste, un savant, un intellectuel amoureux de la Vie. »

Vijay et Kareena avaient des larmes aux yeux et n’ont pu contenir leurs émotions !
C’est à ce moment là que Roger me dit !

« - Amith, veux-tu aller faire un tour sur le site de l’ancienne usine de Rhum ?

- Oui, naturellement ! Lui répondis-je »

Et nous sommes arrivés - après un kilomètre de route, par une bifurcation à droite - devant les restes d’une locomotive à charbon datant de 1931. Le site était en ruine. C’était désolant de voir ce spectacle. Plus loin, des vestiges, des ruines d’une usine sucrière, sans doute, la plus ancienne usine de Madagascar faisaient leur apparition. La première chose qu’on a vue c’est un train d’une autre époque. Il était là, comme un monstre noir abandonné, regardant les visiteurs en retenant ses larmes. Cette locomotive anglaise date de 1931. Je me souviens que les coupeurs de canne l’avaient surnommée « le fou noir » car une fois lancée, on avait du mal à la freiner. Elle était là, exclue et abandonnée à son sort, servant de premier décor aux visiteurs, elle, dont les villageois avaient entendu les sifflements, et elle, qui avait tiré des milliers de wagons chargés de cannes, pendant des années, était laissée tristement à son propre sort, réfléchissant en silence sur la cruauté de la nature humaine. C’était une de ces vielles locomotives à vapeur et fonctionnant au charbon de bois. A l’époque, quand j’étais petit, on entendait son sifflement cadencé lorsqu’elle rentrait à la gare. A l’aube, alors que les coqs chantaient en chœur pour sonner l’alarme, ses sifflements mélangés aux sonnettes des vélos, des klaxons des rares taxis, des premiers tracteurs John Deer et Caterpillar et de la fourgonnette 3 CV Citroën du livreur de pain qui faisait son entrée triomphante dans mon village, réveillaient les campagnards quotidiennement, à la même heure. C’était une des ces vieilles machines noire et délabrée par le temps, rappelant par sa forme et son élégance, les premières révolutions industrielles du XIXème siècle où l’on remplacera la traction animale par la mécanisation et la vapeur, comme celle de Richard Trevithick qui fut le réalisateur de la première locomotive en 1804 ou la Rocket de Robert Stephenson daté de 1814. Oubliée à Djamandjar, elle a la nostalgie du temps d’avant, un temps irréversible et révolu, où les hommes avaient une certaine valeur dans le monde du travail. Elle rappelle un peu la Lison de la Bête Humaine d’Emile Zola qui décrivait en 1857,

« ce monstre de fer, d’acier et de cuivre » et qui pour la première fois devenait un personnage romanesque. Le cœur de cette locomotive à vapeur était sa chaudière. En principe elle utilisait le charbon comme énergie mais, elle a aussi parfois utilisé le pétrole, le bois, les déchets de canne à sucre et la tourbe. Le combustible brûlait sur la grille à l’intérieur du foyer. La carcasse extérieure, qui est encore là, renfermant des tuyauteries totalement en ruine, était entourée d’eau, dont le rôle consistait à absorber la chaleur émise par le feu. L’air nécessaire à la combustion arrivait par des extrémités différentes. L’air primaire arrivait en dessous de la grille et l’air secondaire arrivait au dessus via la porte du foyer. La vapeur circulait alors, dans une tuyauterie qui permettait d’obtenir de la vapeur réchauffée. Sa température était d’environ 316 à 376 °C puis traversait les soupapes jusqu’aux cylindres. C’est cette mécanique qui déclenchait les barres, où étaient reliées les roues. Les gaz chauds ainsi expulsés, provoquaient une vapeur d’échappement des cylindres, qui arrivait à grande vitesse dans la cheminée. Le train exigeait évidemment la présence de personnels, tels que mécaniciens, agents contrôleurs, machinistes, personnel fixe et aiguilleurs. Mais tout cela est tellement loin à Djamandjar, tout est oublié, sauf cette locomotive noire comme le charbon, qui demeure là, passive, mélancolique, errante, pauvre, condamnée et abandonnée par le monde cruel des hommes qui avance dans un monde illusoire et virtuel, comme des tentacules d’une pieuvre avalant tout sur son passage. Cette locomotive rappelle un peu aussi la Pacific qu’on voyait dans le film de Jean Renoir de 1938. Dans cet ancien village sucrier où l’on peut sentir - à travers les odeurs rouillées des ruines de la chaudière, du châssis et des roues massives dormant sur les rails endeuillées - les métiers pénibles de ces mécaniciens et chauffeurs qui rappellent merveilleusement le film, où ces rôles furent interprétés, par Jean Gabin (Jacques Lantier) et Julien Carette (Pecqueux). Cette locomotive, aujourd’hui en ruine, tirait des énormes wagons de cannes brûlées. Ces dernières, une fois à l’usine, allaient être transformées en rhum ou en sucre roux tant réputés à Madagascar. Je me souviens encore de ce temps, où quand j’étais petit, j’allais avec les copains du village, extraire quelques tiges de cannes des wagons qui défilaient à toute vitesse comme des vagabonds. On se faisait entraîner par la force du monstre noir qui les tirait. Le plaisir était pour nous, enfants du village, de mâcher ces cannes dures comme fer, avec nos petites dents qui sentaient la mélasse. La vue de cette usine en ruine et ses vestiges qui dorment éternellement, me rappelaient aussi son époque de gloire.

A suivre...

Publicité