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Michel Launey : introduire le créole réunionnais à l’école ?

Publié le 14 février 2011

Professeur à l’université de Paris VII, directeur du Centre d’étude des langues indigènes d’Amérique, Michel Launey était invité à la Réunion par Lofis La Lang Kréol. Dans une interview accordée à l’association Tikouti, il aborde les questions d’écriture et d’enseignement à l’école du créole réunionnais.

Michel Launey

Tikouti : Peut-on dire que le créole est une langue " inférieure " au français ?

Michel Launey : Que veut dire “ inférieure ” ? Sur quelle échelle de valeurs morales ou esthétiques ? Sur quelle échelle de performances intellectuelles, rhétoriques ou autres ?

Il n’y a pas de langues “ inférieures ” au sens cognitif. Tout au plus y a-t-il des différences de statut (et de prestige) social, en même temps que des données incontournables de démographie. On peut dire qu’il est dans l’absolu plus “ intéressant ” (au sens : efficacité sociale ou économique) d’apprendre une langue parlée par 100 millions de personne qu’une autre parlée par 1000 personnes ou moins (et celles-là sont nombreuses !), cela ne fait pas de la “ petite ” langue une langue inférieure au sens linguistique ou plus largement intellectuel.

Si les gens veulent absolument montrer qu’il y a entre les groupes humains des relations d’inégalité (ce qui bien sûr n’est pas mon souhait, mais supposons…), alors il faudra absolument qu’ils s’appuient sur autre chose que les langues (je ne sais pas sur quoi d’ailleurs, et ce n’est pas mon problème), car le degré de complexité et de sophistication de chacune des langues du monde entraîne plutôt l’admiration que le mépris. Il faut pour cela les aborder, non avec des préjugés crypto-racistes, mais avec un esprit ouvert et rationnel (on n’a même pas besoin d’un esprit militant). Je me suis penché sur suffisamment de grammaires de langues pour me permettre cette opinion qui est, non celle d’un militant, mais celle d’un scientifique en même temps que d’un citoyen. Et je peux donner autant d’exemples qu’on le voudra dans des langues aussi minoritaires qu’on le voudra.

Il n’y a pas non plus de langues primitives, simplement parce qu’il n’y a pas d’homme primitif au sens intellectuel du terme. Tout au plus peut-il y avoir des sociétés économiquement primitives (par exemple de chasseurs-cueilleurs en Afrique ou en Amazonie : là je vois un sens acceptable au mot “ primitif ”, mais je ne suis même pas sûr que les économistes l’utilisent).

Quel est l’intérêt pour l’avenir des enfants d’apprendre une langue qui n’est parlée qu’à la Réunion ? Il vaudrait bien mieux apprendre l’anglais.

Il y a belle lurette que la linguistique, la psycholinguistique et la sociolinguistique ont montré qu’on n’a pas dans le cerveau de la “ place ” linguistique qui risque d’être encombrée par chacune des langues qu’on apprend, de sorte que mettre l’une empêcherait de faire rentrer l’autre. La réalité est que le bi- ou plurilinguisme aide au développement des capacités métalinguistiques et est plutôt un “ démultiplicateur ” des capacités à apprendre une autre langue. Quand on s’aperçoit, explicitement ou non, que l’univers linguistique ne se réduit pas aux formes d’une seule langue, on met en perspective non seulement les deux ou n langues qu’on a acquises, mais aussi toute langue qu’on est susceptible de rencontrer à l’avenir. Donc, ce n’est pas le créole contre l’anglais, ni le créole contre le français, mais plutôt “ toutes les langues même combat ”, et vive le développement du bi- et plurilinguisme, dans lequel les individus peuvent gérer à la fois ce qu’ils ont de plus proche et de plus intime, et la nécessaire ouverture sur le monde.

D’autre part, il faut que les autorités éducatives sachent que la persécution des langues maternelles des enfants est totalement contre-productive par rapport aux buts que se donne l’école. En effet, chaque être humain développe le langage à travers au moins sa langue maternelle (ou deux voire plus). Si on attaque cette première expérience du langage, on attaque non seulement la langue maternelle (en inculquant à l’enfant le mépris de soi, avec les conséquences qu’on imagine – de la conscience malheureuse aux réactions violentes, selon les individus ou les situations -), et on ne lui donne pas de bonnes relations à la langue dominante qu’il associera à des attitudes méprisantes et arrogantes, mais surtout ON ATTAQUE LE DEVELOPPEMENT DU LANGAGE EN GENERAL : on dit (explicitement ou implicitement) à l’enfant que tout le travail cognitif qu’il a fait jusque là ne sert à rien, qu’il faut tout recommencer à zéro, et on lui enseigne que la diversité linguistique est avant tout un domaine conflictuel, et non un domaine de plaisir et d’intérêt intellectuels.

Si l’école veut être logique avec les buts honorables qu’elle se fixe (égalité des chances, développement des capacités intellectuelles, transmission de savoirs, formation des citoyens…), alors il est absurde qu’elle persécute les langues maternelles. Les bilingues heureux (ceux qui savent tirer profit de leur double compétence linguistique) ont notoirement des résultats scolaires supérieurs à la moyenne ; en revanche les diglossiques (qui vivent de façon complexée leur bilinguisme) ont des résultats scolaires inférieurs à la moyenne, ce qui est très logique (voir un historique de la question et un exposé des expérimentations dans le livre de Josiane Hamers Bilingualité et bilinguisme). Il ne faut pas que l’école rende ses élèves malheureux dans le langage. Et si on veut faire d’élèves non-francophones au départ de bon francophones, il faut en faire de bons bilingues !

D’une façon générale, qu’on soit dans une situation de bilinguisme, de plurilinguisme ou de monolinguisme, tout dispositif scolaire qui saura exploiter l’intérêt et le plaisir que peut recéler le contact avec la diversité linguistique est fécond en termes cognitifs et apaisant en termes de relations humaines. Voyez les travaux sur les méthodes d’éveil aux langues (exploitation pédagogique du plurilinguisme) par exemple de Michel Candelier, Jacqueline Billiez ou Jean-François de Pietro, présents à la dernière table ronde, mais aussi de Frédéric Tupin qui saura vous en parler.

Maintenant il reste un problème dans la formulation “ apprendre le créole à l’école ”. Si on la garde sous cette forme, cela veut dire que ces enseignements s’adressent à des non-créolophones (comme les enfants de métropole ou d’ailleurs apprendraient l’anglais…). Or si les enfants sont créolophones, ce n’est pas cette forme-là qu’il faut donner aux enseignements de créole : ce n’est pas à proprement parler un apprentissage, mais un soutien au développement, comme les cours ou leçons de français pour francophones. Créole langue seconde et créole langue maternelle sont deux programmes légitimes (surtout le second bien sûr, mais on ne peut pas exclure le premier, à cause de l’intérêt cognitif et social qu’il peut y avoir à acquérir une langue socialement moins valorisée que sa propre langue maternelle, là encore Josiane Hamers dit des choses intéressantes), mais ces deux programmes ne doivent pas être confondus. Et il faut absolument que les revendications sur la place du créole se clarifient sur ce point.

Pourquoi apprendre le créole que tout le monde parle, qui est inné en nous ?

Non, non. Aucune langue n’est innée. Ce qui est inné, c’est la capacité de développement du langage à travers quelque langue que ce soit. Les enfants adoptés développent la langue de leur milieu d’adoption, non celle de leur famille génétique.

S’agit-il d’apprendre (anglais learn) ou d’enseigner (anglais teach) ? Même si on a fait la part de l’ambiguïté sémantique d’apprendre, il en reste une autre. C’est qu’on apprend (learn) une langue soit comme langue maternelle (ou première), soit comme langue seconde. Le premier apprentissage est précoce et “ informel ”, sans pédagogie concertée ou explicite ; le second peut apparaître à des âges très divers (avec un retard par exemple d’un an sur la langue première, ou à un âge adulte avancé), et se fait selon des processus qui peuvent ressembler à celui de la langue première (imprégnation sans explicitation) ou au contraire prendre la forme d’un encadrement pédagogique, le plus souvent (mais pas nécessairement) en milieu scolaire.

Si maintenant on enseigne une langue seconde (exemple classique des langues étrangères dans le secondaire), on suppose que les apprenants partent de zéro, et on définit donc une progression et des méthodes.

L’idée d’enseigner une langue première n’a rien en soi d’absurde (puisqu’il y a bien des cours de français dans les écoles francophones), simplement on voit tout de suite que c’est une activité très différente, et qu’il s’agit plutôt de programmes de soutien et de développement de compétences dont les bases fondamentales sont déjà acquises.

Alors dans une situation comme celle de la Réunion, il me semble absolument raisonnable qu’il y ait des “ plages horaires ” de créole dans les programmes, à ceci près qu’il faut à tout prix savoir si ces “ cours de créole ” prennent plutôt la forme de créole langue maternelle ou de créole langue seconde (on peut d’ailleurs imaginer les deux approches selon le public concerné). Cette ambiguïté doit être levée.

C’est grâce au français que les jeunes peuvent construire leur avenir. Alors pourquoi enseigner le créole ?

Excusez-moi, mais c’est là je crois qu’il faudrait éviter d’utiliser la formulation “ enseigner ” le créole sans préciser les formes et surtout les perspectives de cet enseignement (créole langue seconde ou langue première ?), voir plus haut, et voir là encore ma contribution à la table ronde.

Une fois cette ambiguïté levée, alors il va de soi qu’une présence (qui peut donc prendre diverses formes) du créole à l’école n’a rien que de bénéfique. S’il s’agit d’étudier le créole comme langue première, il est toujours profitable de donner une forme explicite à la connaissance implicite qu’on en a en tant que locuteur, et en fait cela pose de manière claire la relation au français (et évite plutôt les “ fautes ” créolistes, si c’est cela le but). S’il s’agit d’enseigner au sens propre de ce terme le créole aux non-créolophones résidents de la Réunion, alors je ne vois pas ce qu’il pourrait y avoir d’anormal à ce qu’ils acquièrent ce genre de connaissance. On ne peut pas dire à des gens de la Réunion que tout est digne d’intérêt et d’étude rationnelle sauf ce qu’on trouve à la Réunion.

A votre avis est-ce que l’apprentissage du créole à l’école peut être un frein à l’apprentissage du français ?

Là encore il faut faire éclater l’ambiguïté de la notion d’“ apprentissage ”. Si le créole est langue maternelle, il n’y a pas au sens strict d’apprentissage scolaire, mais éventuellement un enseignement de créole langue maternelle, comme un enseignement de français langue maternelle pour les enfants francophones. A mon avis, les militants des langues minorisées deviendront extrêmement crédibles des autorités de bonne foi s’ils sérient ainsi les problèmes et montrent que l’idée “ le créole à l’école ” a un contenu autre que symbolique.

Une fois cette ambiguïté levée : voir ce que je dis plus haut sur les bilingues équilibrés. Le travail sur le langage à travers la diversité des langues est toujours fécond, et la langue seconde est d’autant mieux apprise que le développement du langage à travers la langue maternelle est bien assuré.

Pensez-vous que l’introduction du créole à l’école peut être une première
étape vers l’autonomie de la Réunion, pire vers l’indépendance ?

Je n’ai rien à dire là-dessus, car ce problème concerne les Réunionnais. C’est à eux, non à un extérieur, de débattre de leur avenir institutionnel. Ce qui est sûr, c’est que quels que soient ces débats et les choix qui en seront issus, une présence scolaire du créole est bonne pour tout le monde, car elle répond à des besoins qui se poseront dans tout cadre institutionnel, et dont la résolution est de l’intérêt de tous.

S’il s’agit d’apaiser les inquiétudes des jacobins : il y a des tas d’exemples dans le monde contemporain où dans l’histoire qui montrent que les revendications sur la place des langues peuvent ne pas nécessairement s’accompagner de revendications de type sécéssionniste. Et il y a des conflits au sein de groupes monolingues, et des relations pacifiées entre communautés linguistiques différentes. Sans quoi la Suisse serait à feu et à sang, et le Rwanda monolingue le pays le plus tranquille d’Afrique.

Ne pensez-vous pas que les promoteurs du créole à l’école sont contre le
français ?

Aucune idée. Il faut le leur demander, ou discerner sans procès d’intention d’éventuelles intentions cachées. En tout cas, je ne pense pas qu’il y en ait beaucoup qui soient “ contre le français ” ; d’ailleurs je ne comprends pas ce que cela voudrait dire, car il y a des tas de façons d’être pour ou contre quelque chose. Ce que je peux dire en tant que linguiste, c’est que quelqu’un qui ouvertement ou sournoisement serait hostile au français en tant que langue serait idiot (autant que ceux qui sont hostiles au créole parce que c’est le créole…).

Comment peut-on enseigner le créole, alors qu’il existe plusieurs variétés
de créole à la Réunion ?

Faux problème. Toute langue parlée sur un territoire un tant soit peu étendu (ce qui peut commencer à deux villages !) est soumise à de la variation régionale (dialectes) ou sociale (sociolectes). Y compris le français bien sûr. S’il s’agit d’une perspective langue seconde, rappelons que depuis longtemps les cours d’anglais ou d’espagnol ne donnent plus comme modèle intangible les parlers d’Oxford ou de Tolède. Les variantes américaines de ces langues, par exemple, sont très bien intégrées. S’il s’agit d’une perspective langue première, le problème est le même. On peut dire que savoir une langue consiste entre autres à connaître les variantes de cette langue : je reconnais les variantes belge, suisse, québécoise, méridionale… du français, et sans en avoir une compétence totale, je suis capable de discriminer l’anglais américain de l’anglais britannique, le portugais brésilien du portugais européen, etc.

Il y a des langues plus profondément dialectalisées (c’est-à-dire ; soumises à variation locale) que le créole réunionnais, cela ne rend pas absurde pour autant des “ cours de basque ”, des “ cours d’occitan ” etc. Simplement, les méthodes et les enseignants doivent afficher clairement la variante qu’ils traitent, et s’ils en traitent plusieurs, à quel moment ils traitent telle variante. Regardez ce que fait l’Assimil d’occitan par exemple : ils se fondent sur la base du languedocien, et introduisent des exercices dans d’autres variantes (provençal, auvergnat, limousin, gascon…), mais à chaque fois en le disant. Sans le dire ouvertement (et il a tort), c’est aussi ce que fait l’Assimil de breton, entre la variante dominante KLT et le vannetais. C’est ce qu’ont fait en Guyane mes collègues Laurence Goury et Bettina Migge pour le nengee tongo (créole noir marron). C’est ainsi que j’ai enseigné pendant des années le nahuatl du Mexique à Langues-O. Et l’évaluation des CAPES de telles langues repose aussi sur cette idée : on reconnaît et on respecte la variation dialectale à condition que dans le même travail on ait de la cohérence.

Le créole enseigné ne risque-t-il pas d’être une forme " intellectualisée ",
éloignée du créole parlé au quotidien ?

C’est un débat qui concerne les locuteurs. Je n’ai rien à en dire en tant que scientifique non-créolophone. Sinon peut-être, à leur conseiller de ne pas s’obnubiler sur l’opposition entre les variantes “ hautes ” et “ basses ” du créole : la valuation sociale des variantes existe dans toute langue, y compris et surtout en français : et cela n’empêche pas de donner à toutes ces langues une place dans l’enseignement.

Certaines personnes peuvent voir l’impression avec l’introduction du créole
à l’école, d’être dépossédées de leur langue, qu’en pensez-vous ?

Si elles ont ce sentiment, il faut trouver les moyens de l’apaiser. Je l’ai connu ou j’en ai entendu parler chez toutes les communautés qui voient arriver des linguistes qui s’intéressent à leur langue, et qui ont peur “ de se la faire voler ”. Ce sentiment est absurde du point de vue d’un scientifique mais on doit en tenir compte, et de toutes façons la plupart du temps il ne dure pas.

Je suggère deux pistes :

- leur montrer que la volonté de préserver jalousement une sorte de “ langue secrète ” va à l’encontre de l’intérêt bien compris des locuteurs. S’ils ont soif de respect (et j’ai soif de les respecter), alors il faut qu’ils donnent vers l’extérieur les moyens d’être connus. Le monde extérieur ne leur est pas hostile a priori. Tout au plus est-il travaillé par des préjugés qui reposent largement sur l’ignorance, et que la connaissance peut faire tomber.

- leur faire comprendre gentiment qu’ils ne sont pas les propriétaires de leur langue. Je serais tenté de dire quelque chose comme : nos langues ne sont pas nos langues, ce sont les langues de l’humanité, et nous n’en sommes pas les propriétaires, mais seulement les gardiens dans l’intérêt de toute l’humanité. A partir de là on peut formuler des revendications à la fois fortes et raisonnables sur le thème : donnez-nous les moyens de maintenir la diversité culturelle de l’humanité.

Le créole est une langue orale : Pourquoi l’écrire ?

Toutes les langues sont orales, non ? Le français est oral, et tout francophone l’apprend sous sa forme orale. L’apprentissage de la forme écrite est toujours second. Donc (je me permets de le dire ainsi, parce que je sais que vous ne faites que reprendre une objection) il s’agit d’une objection particulièrement stupide.

Toute langue peut être écrite. Cela pose seulement un certain nombre de problèmes techniques, et parfois socio-politiques. Et tout locuteur ou groupe de locuteurs qui a besoin ou envie d’écrire sa langue, pour quelque raison que ce soit (valorisation littéraire ou plus généralement culturelle, commodité pratique de la préservation de textes, rédaction d’une grammaire…), a le droit de le faire.

Pourquoi ne pas écrire le créole comme le français ? Il vient entièrement du
français.

Débat intéressant bien qu’il parte sur une base fausse. Le linguiste que je suis a souvent à se bagarrer contre l’idée trop répandue que le fonctionnement des langues se réduit à leur vocabulaire. Le créole ne vient pas entièrement du français, la vérité est que son lexique vient majoritairement (pas totalement) du français, mais que sa grammaire n’est pas du tout la grammaire française : elle a été reconstituée, restructurée, et c’est la question du facteur de restructuration qui suscite à l’heure actuelle comme vous le savez des débats entre créolistes (en gros, il y a deux positions opposée, avec des positions intermédiaires ou mixtes : selon l’une, c’est le substrat africain qu’on trouve dans les formes morphologiques et syntaxiques des langues créoles ; selon l’autre, ce sont des facultés ou propriétés universelles de l’être humain qui sont mises en jeu à partir du moment où les esclaves se voient dans la nécessité de renoncer à leurs langues africaines). Je suis avec intérêt ces débats mais j’évite d’y prendre part de façon active, parce qu’ils sont parfois très vifs et que je n’ai pas les moyens d’une argumentation à la hauteur de celles des spécialistes.

Mais bon, admettons que les questions de graphie portent surtout sur le lexique. Alors effectivement on peut avoir deux positions. Première position : puisque le lexique vient majoritairement du français, inutile de rompre une tradition avec laquelle, par nécessité d’apprendre le français, les créolophones seront de toutes façons en contact. Deuxième position : il faut écrire le créole selon la logique du créole et non celle du français. Et là nous entrons dans un débat piégé. Je tiens à dire que ce qui suit est le fruit de ma réflexion qui porte sur les questions générales de graphie d’une part, et sur ce que je sais de la graphie des créoles français d’Amérique (Haïti, petites Antilles, Guyane et Amapa brésilien d’autre part). Je suis à ma grande honte totalement ignorant des débats réunionnais auxquels vous-mêmes et d’autres personnes avez fait allusion lors de la Table Ronde (mais ces questions m’intéressent et j’espère que cette ignorance n’est que provisoire).

Car on voit qu’on peut tirer de l’alternative formulée plus haut une attitude qui consiste à choisir une orthographe plutôt proche du français (mieux connue puisque c’est la langue de scolarisation et pour beaucoup la seule langue dont ils aient une habitude écrite), mais aussi une attitude qui consiste à respecter la grammaire du créole, et en particulier : tenir compte du fait que la morphologie est très réduite par rapport au français.

Je vais vous raconter une expérience personnelle. Dans les premiers contacts que j’avais eus avec les créoles antillo-guyanais, ma première impression avait été que les graphies proposées (celles du GEREC-Martinique et celle du groupe d’Aix étant en fait très voisines) faisaient en quelque sorte exprès de rechercher une différenciation avec les habitudes du français. Pourquoi par exemple écrire gran au lieu de grand ? Pourquoi écrire en un seul mot lapli, et non la pli ? Je me disais : il y a derrière cela une sorte de défi identitaire qui consiste à construire la plus grande différence possible. Et puis j’ai changé d’avis en étudiant un peu mieux ces créoles : car si les raisons qui en français conduisent à écrire des consonnes finales dans grand, petit, gris etc. sont excellentes, elles ne valent pas en créole. En français, elles sont d’ordre morphophonologique : il vaut mieux dire ‘on écrit la consonne et on ne la prononce pas’ que de dire ‘il faut écrire gran, peti, gri et rajouter un t, un d etc. au féminin et dans certaines liaisons’, ce qui simplifie un peu la relation graphie-phonie mais complique énormément la grammaire (puisqu’on ne sait pas quelle consonne rajouter). Mais si on est dans une langue sans genre où l’adjectif est invariable, ces raisons tombent. Pour l’autre exemple, le créole guyanais lapli est bien la traduction du français pluie, et non du français la pluie : la preuve en est que quand en créole on utilise l’article défini, qui est postposé (a), alors on a lapli a ‘la pluie’, comme, disons, kaz a ‘la maison’. Donc sur de tels point au moins les grammairiens du créole ont raison (ce n’est pas nécessairement le cas partout). Il faut être pragmatique et avancer les bons arguments. Et aussi, comme vous le disiez à peu près devant les participants au colloque (je ne crois pas trahir vos propos), avoir un certain souci des utilisateurs, et leur assurer un certain confort de lecture et d’écriture.

Nous voulons écrire le créole comme bon nous semble. Vous voulez nous priver
de cette liberté.

Je ne le dirais pas ainsi. Je pense que nous n’avons pas tous les droits et toutes les libertés avec une langue sous prétexte que c’est notre langue maternelle. La liberté au sens républicain ou démocratique du terme n’est pas celle de faire n’importe quoi, et elle est toujours encadrée par la loi. Dans le cas du passage à l’écrit, l’absence totale de norme graphique (avec le morcellement anarchique sans convention) n’est pas tenable et est même dangereux, car tous les “ scripteurs ” ne seront pas nécessairement raisonnables, et il peut s’installer des habitudes graphiques dont les locuteurs de la langue se mordent les doigts au bout de quelques années. Il faut donc une formation, des débats, peut-être des structures de type académie avec alliance d’écrivains et de grammairiens (comme cela s’est produit pour certaines langues régionales de l’Hexagone, et ailleurs dans le monde), avec une explicitation des problématiques, et en particulier : comment pondérer les nécessités d’une certaine rigueur linguistique et celles d’un confort de l’écrit (question que vous avez posée de manière raisonnable et pragmatique à la Table ronde) ? Doit-on se mettre en conformité plutôt avec la phonétique, la phonologie, ou la morphophonologie ? Et si plusieurs analyses phonologiques concurrentes sont proposées, sur laquelle se base-t-on ? Comment intégrer les phénomènes de variation régionale ? Et ceux de la relation à des formes de langue plus prestigieuses, comme la langue officielle (avec les normes de laquelle on peut toujours avoir des négociations, car c’est souvent la première dans laquelle on fait l’expérience de l’écrit), ou éventuellement de grandes œuvres du passé ? Plus les gens seront formés à ces problématiques, plus leurs décisions seront éclairées. Je serais plutôt pour qu’existe une norme, mais (contrairement à beaucoup de linguistes) je ne fais pas une maladie de l’existence de plusieurs normes, à condition que chacune garde sa cohérence et ait des justifications linguistiques ou sociolinguistiques. Il m’est arrivé d’être consulté dans des opérations de passage à l’écriture, et je dis alors à mes interlocuteurs : le choix d’une écriture c’est comme en politique : c’est un choix entre des inconvénients. Là encore, cette formation aux problèmes de la relation langue – écriture de la langue me semblent impliquer une présence du créole dans les programmes scolaires, comme objet d’étude dépassionnée, de connaissance du monde, de curiosité intellectuelle et d’enjeu de société.

Quels sont les moyens de populariser l’idée d’une meilleure place du créole dans la société et dans l’enseignement ?

Je n’ai pas de leçons à donner à des personnes qui sont impliquées de façon militante dans des actions de valorisation qui me sont plutôt sympathiques, et encore moins à des auteurs d’œuvres de valeur tels que vous. Il me semble cependant que mon avis extérieur peut avoir quelque intérêt : je suis d’origine purement francophone mais m’intéresse à la diversité des langues, d’une part par intérêt intellectuel (je considère les langues avant tout comme des créations de l’esprit humain, et en tant que telles dignes d’être connues et bien sûr préservées et s’il le faut revalorisées) et par conviction citoyenne (je pense que si les langues sont bien ce que j’ai dit, il est de l’intérêt supérieur de l’humanité de préserver sa propre diversité linguistique). Dans ces conditions, je suis moins sensible aux actions militantes (que je peux respecter et le cas échéant aider, tant qu’elles ne prennent pas des formes crispées et agressives), qu’à toutes les actions de divulgation, de vulgarisation, de popularisation qui peuvent montrer aux extérieurs de bonne foi (ce que je crois être, et je crois que beaucoup de gens sont comme moi) l’intérêt intellectuel et culturel de cette langue. C’est en tenant un discours de ce genre que je pense avoir en Guyane fait avancer la réflexion des autorités éducatives.

C’est aussi pourquoi j’ai regretté d’avoir à la Réunion trouvé si peu de documentation sur le créole en tant que langue. J’espérais beaucoup pouvoir acquérir des méthodes de langue, des grammaires, des textes en langue de préférence bilingues, des manuels scolaires (aux Antilles et même en Guyane existent de telles méthodes à l’usage du cycle III des écoles, dans le cadre des enseignements de langue et culture régionales) : or il m’est apparu que ce type d’ouvrages ou n’existent pas ou ne sont pas aisément accessibles. Plus il y aura de documents qui assurent une présence apaisée de la langue créole et qui attirent la curiosité intellectuelle des non-créolophones, plus les préventions tomberont, car l’hostilité est issue de l’inquiétude qui est elle-même issue de l’ignorance. Donc ma suggestion est de multiplier les travaux de vulgarisation qui permettent : d’une part à tout locuteur de créole à trouver une explicitation de la connaissance implicite qu’il a de sa langue ; d’autre part, à n’importe quel non-créolophone d’accéder facilement à la connaissance ou à des éléments de connaissance du créole, seul moyen de développer une défense extérieure solidement argumentée.

Et il faut associer à cette offre de connaissances une série de propositions très précises sur les modalités d’introduction du créole à l’école (voir ce que je dis plus haut sur les façons de comprendre “ enseigner le créole ”, et voir les diverses formes d’introduction des langues maternelles et régionales, que je mentionne dans mon article ci-joint). Les autorités éducatives doivent comprendre que cette introduction peut prendre diverses formes selon les besoins, qu’en tout cas les besoins existent en termes de garantie de meilleure scolarisation, que cela ne met pas la République en danger et va dans le sens d’une meilleure acquisition non seulement du créole mais aussi du français lui-même, et donc, que tout le monde y a intérêt, et, une fois encore, qu’il n’y a pas d’opposition dans cet intérêt entre la valorisation du créole et le fonctionnement harmonieux des institutions.

Lofis la lang Kréol la Réunion - Association Tikouti

Lire aussi :

La kaz kréol : matériel pédagogique pour apprendre le créole réunionnais

Lire le N°1 de Zourkléré, journal de Lofis La Lang Kréol La Rénion

Lire le N°2 de Zourkléré, journal de Lofis La Lang Kréol La Rénion

L’Entre-Deux et Le Port : deux communes bilingues réunionnais-français

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