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Ivrin Pausé : souvenirs du facteur de Mafate

Publié le 18 novembre 2019

« J’ai été facteur de Mafate 40 ans, de 1951 à 1991. Le Mafate d’autrefois était beaucoup plus habité que celui d’aujourd’hui. Il y avait aussi moins d’argent, car les gens devaient travailler aux champs tous les jours pour nourrir leurs enfants le soir. Tous les lundis matin, je quittais Grand Place pour chercher le courrier à pied à la Possession. L’aller-retour me prenait une journée. Puis, je faisais ma tournée dans Mafate, chaque jour de la semaine, avec entre quinze et dix-huit kilos de courrier. J’ai parcouru à pied près de 251 520 kilomètres... »

Interview de Jennifer Vignaud - Lire aussi : Le facteur de Mafate a sa statue (2016)

Ivrin Pausé facteur de Mafate

Ivrin PAUSÉ
_ Date et lieu de naissance : 2 janvier 1928 à Grand Place les Hauts
Domicile : Grand Place (Mafate)

Jennifer Vignaud : Comment vous décririez-vous en quelques mots ?

J’ai un caractère doux, et je m’adapte facilement. Dans mon travail par exemple, j’ai toujours été accommodant avec les gens : quand ils me prenaient du bon côté, j’allais du bon côté aussi !

Quels sont vos passions et vos loisirs ?

Mon sport favori, c’était définitivement la marche. En tant que facteur, j’ai sillonné la montagne tous les jours, du lundi au samedi. Je n’ai pas eu le temps d’avoir d’autres passions. J’aime aussi beaucoup le commerce : j’ai ouvert ma propre boutique, alors que j’étais encore activité. Le métier de facteur ne me suffisait pas totalement, j’avais besoin d’être en action tout le temps. Je m’occupe encore de la boutique aujourd’hui, pour garder le moral et rester au contact des gens. J’ai décidé par ailleurs d’ouvrir un gîte. Je crois que ma passion, finalement, c’est le contact humain.

Quelles sont les choses que vous n’aimez pas ?

Je n’aime pas la haine, et les malentendus entre les gens.

Quelle est votre plus grande peur ?

Je n’ai peur de rien, à part peut-être des tremblements de terre.

Quel est votre plat préféré ?

Comme tous les Réunionnais, j’adore le carry poulet et le canard, en civet ou au poivre vert. Ce sont des plats que je préparais souvent pour ma famille, le dimanche. Le secret en cuisine, c’est que tout le monde peut apprendre. Il faut avoir de la patience pour y arriver ; mais comme je suis patient, j’arrive à tout !

Quel est votre livre préféré ?

Les livres qui m’ont marqué sont ceux qui parlent de la guerre. J’ai toujours été passionné par l’Histoire.

Quelle est votre musique préférée ?

J’aime un peu tous les genres musicaux. Quand j’étais jeune, j’ai commencé à jouer du banjo pour m’amuser, mais j’ai abandonné pour me consacrer à l’agriculture. Aujourd’hui, j’écoute de la musique à la télévision et à la radio. J’aime beaucoup l’accordéon et le violon.

Quelles sont vos origines ?

Mon père est né à Mare à Vieille Place à Salazie, avant de s’installer à Mafate. Il a été garde champêtre en 1901, et il était le seul à exercer ce métier ! Et comme il n’y avait pas de facteur à Mafate, il distribuait le courrier en tant que garde champêtre. Il a eu sept enfants d’un premier mariage, mais sa femme est décédée. Ma mère est née à Grand Îlet à Salazie, et a suivi son premier mari à Mafate. Elle a eu cinq enfants de cette union. Je crois que mes parents se sont rencontrés dans un bal. En ce temps-là, les familles aimaient se réunir pour danser ! Ils se sont mariés en 1926 et se sont installés à Grand Place, sur un terrain acquis par mon père, avec tous leurs enfants respectifs. Ils ont eu ensuite cinq enfants, dont je suis l’aîné. Nous étions dix-huit sous le même toit !

Quelle éducation avez-vous reçue ?

J’avais sept ans quand je suis entré à l’école. J’ai fait de mon mieux pour apprendre, mais avec les tâches domestiques quotidiennes, ce n’était pas facile de s’y consacrer. Je suis arrivé jusqu’en classe de CM2. Mais comme il n’y avait pas d’aides de l’État et que nous étions une famille nombreuse, mes parents ont préféré m’envoyer aux champs pour aider la famille.

Quels étaient vos rêves d’enfant ? Les avez-vous réalisés ?

Mon rêve était d’être facteur. C’est un métier que j’aimais, car mon père avait été le premier facteur du cirque de Mafate. On peut dire que mon rêve a porté ses fruits !

Quel est votre meilleur souvenir ?

Le jour de mon mariage. C’était un évènement imprévu, qui s’est passé si vite ! J’étais heureux et fier d’avoir une femme à mes côtés, pour m’épauler et m’aider dans la vie. Pour se marier, il fallait écrire aux parents de la fille pour leur exprimer ses sentiments. On demandait ensuite la jeune fille en mariage et on attendait la réponse... qui était souvent positive. Vu l’éloignement et les distances à Mafate, je me suis marié en deux temps : une cérémonie le 4 août 1965 à la mairie de la Possession ; et la bénédiction de mon mariage par le curé de Guillaume Saint-Paul le 11 août à Grand Place.

Quel est votre pire souvenir ?

La mort de mon père, quand j’avais dix-neuf ans. Puis, celle de mon jeune frère, qui vivait sous le même toit que moi à Grande Place. Cela m’a vraiment marqué... Et le décès de ma mère, en 1967.

Quand avez-vous pleuré pour la dernière fois ?

À la mort de ma mère et de mon jeune frère.

Que changeriez-vous dans votre vie si vous pouviez remonter le temps ?

J’ai toujours été timide... J’aurais aimé changer ce trait de caractère, et me donner un peu plus d’audace pour parler aux gens sans hésitation.

Pouvez-vous me parler de votre métier ?

J’ai été le facteur de Mafate, de 1951 à 1991. Certains disent que ce métier était un « travail de chien », mais moi, je l’aimais à en mourir ! Ça me rappelait mon papa… Tous les lundis matin, je quittais Grand Place pour chercher le courrier à pied à la Possession. L’aller-retour me prenait une journée. Puis, je faisais ma tournée dans Mafate, chaque jour de la semaine. Au début de mon activité, je portais une simple sacoche en bandoulière. Mais la quantité de courrier a augmenté avec les mois, et la Poste m’a donné un sac à dos. Durant mes tournées, je marchais toujours, sans courir : j’essayais d’accélérer un peu sur du plat, mais je ne voulais pas courir, de peur de tomber dans le précipice, même avec mes chaussures de brousse antidérapantes. Je portais entre quinze et dix-huit kilos de courrier. Tout au long de ces quarante années comme facteur, j’ai parcouru à pied près de 251 520 kilomètres, soit plus de cinq fois le tour de la Terre ! J’ai eu l’honneur de recevoir la médaille du Mérite en 1993. J’ai également ouvert ma propre épicerie en 1960. Je tiens encore ce commerce aujourd’hui, mais c’est plus par distraction que par réelle nécessité : cela me permet de voir du monde. Enfin, j’ai ouvert un gîte en 1999, pour que les voyageurs aient un endroit où dormir. Je l’ai appelé « Le Bougainvillier ». En 2006, j’ai décidé d’embaucher quelqu’un pour s’occuper des repas et accueillir les marcheurs. J’aurais aimé que mes enfants viennent travailler à Mafate, s’occuper du gîte et de la boutique, mais ils ont tous leur travail aujourd’hui.

Le gite d’Ivrin Pausé, Le Bougainvillier, au coeur de Mafate
Le gite d’Ivrin Pausé, Le Bougainvillier, au coeur de Mafate

Que pensez-vous du travail ?

Le travail aux champs était une obligation. J’aurais préféré continuer l’école, mais ils avaient besoin d’aide à la maison. Le travail de facteur a été à la fois un plaisir et une nécessité, car il fallait bien travailler pour vivre.

Que feriez-vous avec un million d’euros ?

Je partagerais cet argent avec mes enfants.

Quelle est votre définition de l’amour ?

Pour un couple, l’amour, c’est vivre en harmonie et s’aimer le plus possible durant toute sa vie. On s’unit pour la vie en se mariant, et on doit conserver ce lien comme un trésor. L’amour pour la famille, c’est aimer comme nos parents nous ont aimés. C’est grâce à leur amour qu’on a pu grandir vers le bien. À mon tour, j’ai donné à mes enfants le message laissé par mes parents.

Quel est votre plus beau souvenir d’amour ?

Mon meilleur instant d’amour est la première nuit passée avec ma femme. C’était tout à la fois un désir et un plaisir. C’était un moment magique !

Quelle est votre définition du bonheur ?

Avoir suffisamment d’argent pour vivre. Aujourd’hui, je suis heureux d’être un père, un grand-père, et peut-être bientôt un arrière-grand-père.

Si c’était la fin du monde dans six mois, que feriez-vous ?

Je crois qu’il n’y aurait rien à faire. C’est Dieu qui décide.

Que pensez-vous qu’il y ait après la mort ?

D’après les livres chrétiens, on n’existe plus lorsqu’on est mort sur Terre. Mais on est vivant là-haut, au Ciel, assis à droite de Dieu.

Pratiquez-vous une religion ?

Je crois en Dieu. Je vais à l’église, à la messe, je fais mon devoir de Chrétien. Je vais me confesser dès que je le peux au prêtre qui passe au village. Je pratique la religion catholique, qui est celle que mon père et ma mère avaient suivie depuis leur enfance. Et c’est celle dans laquelle j’ai élevé mes enfants. J’aime l’idée du respect de l’autre : « Aimez-vous les uns les autres. » La religion catholique est celle qui était la plus pratiquée à Mafate. Mais depuis quelques années, beaucoup de villages croient au Salut et Guérison. Il s’agit du même Dieu que nous, mais tout se passe directement avec Lui : il n’y a pas de confession au prêtre. D’ailleurs, il n’y a pas de prêtre, mais un pasteur qui peut se marier, contrairement au prêtre catholique. Je pense que cela est une bonne chose... Le prêtre est un homme comme les autres.

Quel est le sens de la vie ?

Le sens de la vie est de peupler la Terre.

Si une fée apparaissait pour réaliser trois vœux, que lui demanderiez-vous ?

Comme je suis malade, je demanderais d’abord la santé, afin de retrouver le corps de mes vingt ans. Je serais un homme heureux ! En deuxième vœu, je demanderais la vie éternelle. Et en dernier, un pouvoir magique pour voir très loin.

Quel message voudriez-vous donner au monde ? Aux futures générations ?

Arrêtez définitivement la guerre ! Pour cela, les gens devraient avoir une entente un peu plus ferme, et ne pas raconter n’importe quoi aujourd’hui, pour dire demain que ce n’était pas vrai. Il faut avoir des paroles sûres, et surtout ne pas empiéter sur son prochain.

Pouvez-vous me décrire la Réunion de votre enfance ?

Le Mafate d’autrefois était beaucoup plus habité que celui d’aujourd’hui. Les sentiers étaient mieux entretenus. Il y avait beaucoup plus de forêts, avec des bois de couleurs. Mais on a construit des maisons, coupé des arbres, et arrêté de planter. On trouvait de nombreuses variétés de fruits : bibasses, pêches, prunes. On n’avait pas besoin d’utiliser de produits, on avait des fruits fermes. Maintenant, cela fait trente ans que les mouches piquent les fruits ; les plantations sont dévastées. Il y avait quelques variétés d’oiseaux sauvages : la tourterelle, le paille-en-queue, le fouquet noir et blanc, le moutardier, sans compter les petits oiseaux aux becs roses. Il y avait aussi moins d’argent, car les gens devaient travailler aux champs tous les jours pour nourrir leurs enfants le soir.

Comment souhaiteriez-vous voir évoluer la Réunion ?

Pour faire évoluer le cirque de Mafate, il faudrait une route, ce qui n’est pas évident. Nous, Mafatais, ne demandons pas plus que de pouvoir sortir plus aisément. Mais pour avoir une route, il faudrait que Mafate soit érigé en commune. Ce qui serait possible, puisque nous comptons sept cent cinquante habitants.

Quel est votre endroit préféré à la Réunion ?

J’aime Mafate, notamment le village de Grand Place, car j’y ai vu le jour.

Avez-vous un message pour les Réunionnais ?

Il faudrait avoir un peu plus d’amitié les uns envers les autres. Et aider son prochain dans la misère.

Lire aussi : Le facteur de Mafate a sa statue (2016)


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