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Musiques réunionnaises et quête d’authenticité - extrait

Publié le 14 septembre 2009

Dans cet extrait sur les origines du séga à la Réunion, les ethnomusicologues Monique Desroches et Guillaume Samson explorent les questions de l’authenticité et de la construction identitaire liées à ce genre musical. Ce texte est issu de l’ouvrage collectif "Anthropologies de la Réunion" paru fin 2008 sous la direction de Christian Ghasarian.

Anthropologies de la Réunion

Extrait de l’article "La quête d’authenticité dans les musiques réunionnaises " de Monique Desroches et Guillaume Samson

Genèse coloniale et authenticité du folklore enregistré

Folkloriste, journaliste à ses heures, francophile féru de « patois » local, Georges Fourcade (1884-1962) est une figure emblématique du patrimoine musical réunionnais : bon nombre des chansons qu’il adapta de refrains populaires ou qu’il composa avec Jules Fossy et Jules Arlanda, ses principaux collaborateurs en musique, sont encore aujourd’hui considérées comme partie intégrante d’un folklore urbain. Sa célèbre « Petite fleur aimée » est d’ailleurs encore souvent considérée comme l’hymne de La Réunion, et on ne compte plus les versions actualisées de cette chanson. Or, le maintien du répertoire de Fourcade dut et doit encore (mais dans une moindre mesure) négocier avec la genèse même d’un genre dont les implications idéologiques et symboliques apparaissent en contradiction avec la remise en cause de l’idéal colonial.

À ce propos, il est important de rappeler que les enregistrements de Georges Fourcade furent en quelque sorte « commandés » par la maison Odéon qui, en 1931, présenta ses collections discographiques « exotiques » au cours de l’Exposition coloniale organisée à Paris. Le choix d’enregistrer de la chanson créole (couplet/refrain), et non pas du maloya par exemple, ou encore des fanfares, n’était alors pas anodin. Il témoigne d’une gestion particulière de la diversité musicale réunionnaise par les élites locales. Affirmant leur propre conception de l’identité réunionnaise, mais répondant également à une demande venue de l’extérieur, elles devaient négocier entre les attentes présumées du public métropolitain et leur volonté de présenter leur île de façon « authentique » et positive. Chargé de cette négociation délicate, Fourcade se situa en fait dans la continuité des représentations coloniales du métissage musical et de la spécificité culturelle insulaire héritées des folkloristes créoles de la fin du XIXe siècle.

Appréhension raciale de la pluralité musicale

La caractéristique la plus marquante de cette continuité est tout d’abord observable dans l’utilisation, par Fourcade, de deux instruments directement associés à l’Europe et à la France : la guitare et le piano. La guitare était, au XIXe siècle, l’emblème de Célimène. Surnommée la Muse de Trois-Bassins, connue pour sa poésie créole « libre et mordante », Célimène se libérait de son statut inconfortable de mulâtresse en étant mariée un gendarme métropolitain : « le cheval anoblit la jument » déclarait-elle, d’après Louis Simonin… Le piano fut, quant à lui, l’instrument des premiers compositeurs de quadrilles et de « shégas créoles ». Membres de l’élite blanche pour la plupart, métropolitains pour certains, ils cherchèrent principalement à donner une « couleur locale » au quadrille qui constituait alors un répertoire chorégraphique très en vogue en Europe et dans une grande partie du monde colonisé. L’analyse d’un corpus conséquent de quadrilles créoles (Samson, 2006) a permis de montrer que l’écriture musicale associée à ce genre nouveau visait à traduire, par un procédé d’imitation plus ou moins heureux, les spécificités rythmiques identifiées dans les répertoires des descendants d’esclaves et des classes populaires. Ceci se fit principalement à travers l’usage de l’hémiole, du contretemps et de la syncope, qui, pensait-on, étaient propres à transmettre les particularismes musicaux de « la danse des Noirs »…

Ainsi, s’agissait-il, tout en respectant la structure en figures du quadrille, d’introduire une part d’altérité dans la musique réunionnaise. L’exubérance rythmique présumée des Noirs était ainsi mise sous contrôle en même temps qu’elle se dotait d’une reconnaissance officielle à travers son recyclage dans les partitions de quadrille. Quant au pôle culturel créole, représenté par les refrains populaires, il était essentiellement lié, dans le discours pseudo-savant du XIXe siècle, à une naissance sur une terre que l’on pensait marquée par une musicalité intrinsèque (« Mais si notre instinct poétique ne peut s’élever à la reproduction des beautés de la nature incomparable qui nous environne, si notre main est inhabile à en fixer l’éclat, remarquez-le, tout notre être vibre pourtant à l’unisson avec ces splendides manifestations. Et alors nous gémissons avec la ravine, le mugissement de la cascade remonte en nous un écho, nous chantons avec la brise qui passe et agite harmonieusement les feuilles, notre âme est comme une lyre éolienne qui soupire avec toutes les voix de la création. C’est un sens spécial qui s’éveille en nous, c’est notre vocation qui se révèle, nous obéissons involontairement au génie qui nous maîtrise et nous subjugue, le génie de la Musique » - Jacob de Cordemoy, 1874 : 168)

Une partie des mélodies des quadrilles créoles aurait d’ailleurs été directement tirée de ces refrains populaires, et l’adjonction de titres, voire de paroles en créole, participait aussi d’une créolisation générale de ce genre musical qui acquérait par là sa véritable autonomie symbolique.
On sent bien ici toute la complexité qui sous-tend cette tentative de créolisation du quadrille. En effet, les velléités unitaires des compositeurs de quadrille créole – il s’agissait de créer la première musique réunionnaise officielle, en relation avec l’émergence de ce qui était considéré comme une race créole à la fois européenne et spécifique – participaient paradoxalement d’une reconnaissance implicite de l’altérité des principales catégories ethniques de l’île, en particulier celle des Cafres (originaires d’Afrique) et des Mulâtres. Tandis que les premiers renvoyaient immanquablement à l’Afrique, les seconds impliquaient une participation beaucoup plus claire à la fondation de ce lieu, ou de ce Pays, que devait être La Réunion.

Le disque folklorique comme enjeu de négociation identitaire

Quand, en 1931, Fourcade choisit donc d’enregistrer des refrains populaires en créole, c’est un pôle identitaire et musical clairement connoté qu’il réifie : celui de l’autochtonie mulâtre, de la création enfantine et collective, bref celui d’un terroir qui génère intrinsèquement sa propre spécificité, et non pas celui de pratiques qui conservent encore la trace, ou la mémoire, de leur altérité originelle (l’Afrique, l’Asie). Musicalement, il est intéressant de croiser trois caractéristiques fondamentales de ce que l’on pourrait appeler le modèle de Fourcade, eu égard au caractère exemplaire (car le disque fixe avant tout des canons) et à la réverbération de ses enregistrements :

1) l’alternance de couplets et de refrains, caractéristique des « refrains populaires » tels que décrits au XIXe siècle ;

2) la mise en valeur d’un timbre vocal très occidental (Fourcade étant reconnu unanimement dans la presse réunionnaise et métropolitaine pour sa « belle voix de ténor ») ;

3) l’absence totale d’instruments à vocation strictement rythmique.

La gestion de la forme musicale et aussi du timbre général qui devait ressortir des premiers enregistrements de ségas réunionnais a donc pris appui sur une véritable idéologie esthétique coloniale dans laquelle il s’agissait d’être spécifique, donc « exotique », sans pour autant sacrifier l’appartenance de La Réunion à la patrie française. Là réside sans doute la contradiction fondamentale du métissage musical réunionnais qui s’affirme aussi comme un refus d’altérité. Fourcade présentait en fait un exotisme sous contrôle, dans lequel l’autochtonie ne renvoyait pas véritablement à un maillage mais plutôt à un jaillissement intrinsèque.

L’authenticité du folklore créole (la mouvance dite « folklorique » est reconnue comme telle et sous ce nom à La Réunion, c’est celle qui a notamment donné lieu, en 1962, à la création du Groupe Folklorique de La Réunion dont le répertoire fut en partie constitué des chansons de Fourcade), telle que défendue par les disques de Georges Fourcade, releva donc d’une gestion coloniale de l’exotisme insulaire, La Réunion s’affirmant, dans le contexte de l’Exposition, comme une colonie blanche, provinciale et civilisée. La collaboration entre Fourcade et la société Odéon, en articulant de la sorte un premier modèle médiatique de la musicalité insulaire qui occultait la réalité pluriculturelle locale, a ainsi orienté le débat sur la représentativité musicale vers une lutte permanente pour l’intégration de l’altérité africaine et indienne dans la musicalité officielle.

Espaces, temps et valeurs des musiques populaires

À l’échelle des musiques populaires, on a assisté, après le monopole de Fourcade, à la construction de deux patrimoines musicaux qui, jusqu’à une époque récente, furent souvent opposés l’un à l’autre dans le discours. La négociation de l’identité musicale insulaire autour du binôme séga/maloya a ainsi impliqué un questionnement sur les relations qu’elle entretient avec la modernité, l’Occident et la mémoire des origines non occidentales.

Le séga comme musique de la modernité

D’un côté, le folklore « à la Fourcade » fut à la fois pérennisé et sensiblement transformé dans les années 1950, avec l’émergence d’une petite industrie discographique locale. S’ouvrant sur d’autres instruments (l’accordéon, la guitare électrique, les instruments rythmiques caribéens et latino-américains (bongos, maracas)), d’autres répertoires (la variété française, les rythmes caribéens et latins, les modes angloaméricaines), les orchestres, le plus souvent urbains, qui enregistraient le séga tiraient par ailleurs leur renommée et une partie de leurs revenus de l’animation de bals. La sophistication du matériel (instruments, sonorisation) mais aussi la capacité à renouveler le répertoire étant au choeur de la longévité de ces orchestres, le séga (que l’on intégrait également aux répertoires de bals) cristallisa une conception moderne et urbaine de l’identité musicale réunionnaise, qui est encore celle qu’il assume aujourd’hui.

Jusqu’à l’apparition du maloya sur la scène médiatique dans les années 1970, ceci contribua à la fois à renforcer le rôle représentatif du séga en matière de musicalité réunionnaise, mais aussi à diversifier considérablement son potentiel d’expression ; d’où l’apparition ininterrompue, depuis les années 1950, de sous-styles plus ou moins éphémères dont la simple évocation est significative : séga maloya, séga musette, séga paso, séga conga, séga blues, séga moderne, séga pop, disco séga, séga love, bollywood séga, dance séga… Autant d’appellations qui témoignent de cette dimension « caméléon » revendiquée par les musiciens de séga, lequel a semble-t-il toujours puisé sa vitalité de sa capacité à exprimer l’idiosyncrasie créole dans un contexte de plus en plus mondialisé. En d’autres termes, le séga se veut à la fois moderne et créole.

Au chapitre des valeurs, le séga actuellement diffusé sur les radios associatives et commerciales se caractérise toujours par cette ouverture sur les modes nationales et internationales ainsi que par la volonté d’exprimer une spécificité locale (en particulier à travers le rythme). On enregistre maintenant des versions séga des grands tubes francophones (ceux de Céline Dion par exemple) et internationaux, comme la récente version de la Bamba enregistrée par Christian Baptisto ou encore la reprise, en 2004, du générique de la série américaine X Files. De même, au début des années 2000, l’émergence du séga love (à travers le groupe Analyse) fut-elle considérée comme une réaction à l’invasion radiophonique du « zouk love antillais » (Hidalgo, 2000). Musicalement, le principe est plutôt simple : il s’agit le plus souvent d’adapter le rythme de la mélodie originale à celui du séga (deux temps à subdivision ternaire), sans toucher aux harmonies de base mais en remaniant les arrangements pour les faire cadrer à la fonction dansante du genre.

Réservé au réseau commercial local, dont il constitue encore un des fers de lance, le séga s’insère par ailleurs dans le cadre temporel et festif de la société globale. On le danse en discothèque, lors de dîners dansants, ou dans l’intimité des rassemblements familiaux (communion, baptême, mariage, anniversaire…) en privilégiant néanmoins fréquemment des enregistrements de groupes mauriciens (Alain Ramanissum, Cassiya…) considérés comme plus festifs. S’insérant dans les programmes des DJ parmi le zouk, le ragga dance hall, la variété française et quelques danses de salon, les séries de séga constituent un élément clé du divertissement profane.

Ségas de bonne année, d’anniversaire, de fête des mères et même ségas d’élections confèrent à ce genre une contemporanéité qui confirme en quelque sorte sa modernité musicale et l’emprise que l’actualité peut avoir sur lui. Majoritairement interprété en créole, mais aussi en français (notamment pour les chansons romantiques), le séga se veut avant tout direct, spontané et ne fait pas l’objet d’un véritable travail d’innovation linguistique ou poétique, en dehors du recours à la rime et à l’utilisation d’expressions populaires imagées. En ce sens, le séga s’insère donc dans un écoulement du temps marqué par la quotidienneté (dont il se fait en quelque sorte la « chronique ») et les cycles festifs dominants (Noël, Nouvel An, anniversaires etc.). Mais c’est aussi un espace de « critique sociale » (Watin, 2006), un lieu d’expression populaire de « changements sociétaux », comme en témoigne le texte de ce Séga Z’impôt, succès récent de François Dal’s qui se veut « une expression de la débrouille et le pied de nez aux institutions sociales » (Watin, op. cit.) :

Mi paye pas z’impôts Je ne paye pas d’impôt

Moin na gros l’auto Mais j’ai une grosse voiture

Allé goûte mon coco Je m’en sors bien moi !

Alala mon p’tit magot Je touche un petit magot

Le R, le M, avec le I Le R M I

Ça même pou moin la vie ! Et c’est comme ça que je vois la vie !

Le maloya comme espace de reconstruction mémorielle

La pérennisation du séga dans les médias locaux ainsi que dans les divertissements festifs s’accompagna, à partir des années 1970, d’une diversification considérable de la représentativité musicale. Avec l’accession du maloya – qui, dans un souci d’alternative culturelle et politique, remettait symboliquement en valeur les traits stylistiques écartés par le séga (idiophones et membranophones locaux, forme responsoriale (appel/réponse)) – et plus tard de la musique indienne à la représentativité médiatique, le séga fit face à une concurrence qui déboucha, dans les années 1970-80, sur une restructuration du paysage musical réunionnais (Desroches & Desrosiers, 2000).

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Lire la suite : Le maloya comme espace de reconstruction mémorielle

Lire aussi :

Le maloya, monument musical à la mémoire des ancêtres esclaves à la Réunion

Le Maloya inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco

Extrait de l’ouvrage collectif "Anthropologies de la Réunion" (cliquer pour en savoir plus et commander)

Sous la direction de Christian Ghasarian. Ont aussi participé à cet ouvrage : Hélène Paillat Jarousseau, Patrice Pongérard, Jean-Pierre Cambefort, David Picard, Laurence Pourchez, Philippe Vitale, Michel Watin, Barbara Waldis, Richard Lee Tin, Stéphane Nicaise, Laurence Tibère, Monique Desroches, Guillaume Samson, Françoise Vergès.

Sommaire :

- Introduction à la complexité réunionnaise
- Structures et dynamiques internes aux grands domaines fonciers de La Réunion
- Anthropologie du " boire social " à La Réunion
- L’héritage de la violence à La Réunion
- La relation à l’étranger à La Réunion
- Institutions scolaires et culture réunionnaise
- Le créole réunionnais
- Généralisation des communications et changement social à La Réunion
- Citoyenneté, créolité et laïcité dans l’espace médiatique réunionnais
- Intégration et insertion des Chinois de La Réunion
- Religion créole et dynamiques sociales à La Réunion
- Manger et vivre ensemble à La Réunion
- La quête d’authenticité dans les musiques réunionnaises
- Mémoires et culture (s) à La Réunion
- La Réunion : acculturation, créolisation et réinventions culturelles

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