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Témoignage de Bernard : "je ne savais ni lire ni écrire"

Publié le 26 novembre 2011

Bernard fréquente assidûment l’Atelier de Lutte contre l’Illettrisme de l’Association Sainte-Thérèse, depuis plus d’un an. A 55 ans, cet homme robuste – il est élagueur pour le compte du CCAS de Saint Louis – à la voix rauque et aux yeux bleus océan partage avec nous son parcours incroyable. Récit poignant de la vie d’un grand homme qui ne savait ni lire ni écrire.

Texte et photos :
Rodolphe Sinimalé

photo : Rodolphe Sinimalé
Bernard, en compagnie de son professeur, Madame Brigitte Céleste

Quelle est votre histoire, Bernard ?

« Je suis né en 1956, à la Rivière Saint-Louis. Issu d’une fratrie de 7 enfants – j’ai deux frères et 4 sœurs – j’ai très tôt dû arrêter l’école pour aller aider mon père. Mes frères et moi-même, nous nous occupions quotidiennement des animaux, nous devions planter, nettoyer... Le travail était difficile, mais nous n’avions pas le choix. Mes sœurs quant à elles pouvaient aller à l’école. »

« Puis papa a monté une affaire – un marché ambulant de fruits et légumes – et je l’accompagnais dans toute l’île pour le seconder, et ce jusqu’à mes 20 ans. J’ai appris à compter sur le terrain, mais j’étais incapable de placer les écriteaux de nos produits à leur place ! Puis j’ai continué ma route. J’ai travaillé dans plusieurs entreprises, et j’ai toujours pu cacher mon illettrisme. »

« En 1987, je passais mon permis de conduire. Il existait deux type de permis : l’un pour les lettrés, et l’autre pour les personnes ne sachant ni lire ni écrire. Mais personne n’était au courant de mon secret ! Alors je me suis engagé dans le permis traditionnel, en me disant « Je peux passer mon permis de conduire comme tout le monde ! ». Cela a été vraiment très difficile, mais je l’ai eu du premier coup ! »

Et ce n’est pas tout ! Imaginez lorsqu’on a des enfants ! Tu es coincé pour l’aider à faire ses devoirs ! C’est très difficile à vivre, on se sent impuissant...

Vous avez donc passé la plus grande partie de votre vie ne sachant ni lire ni écrire. A quoi ressemblait votre quotidien ?

« On ne s’en rend pas compte facilement quand on est sait lire et écrire – car c’est une telle routine pour la plupart des gens lettrés ! - mais toute notre société est faite de lecture et d’écriture.
Imaginez ! Vous allez au restaurant, le serveur vous tend le menu : qu’est-ce que vous faites ? Ou alors vous cherchez un bureau dans une administration, vous tournez sans fin pour qu’enfin quelqu’un vous dise que le bureau en question se trouve juste derrière vous ! »

photo : Rodolphe Sinimalé
Association Sainte-Thérèse à Saint-Pierre.

« On passe beaucoup de temps à inventer des stratagèmes : « J’ai oublié mes lunettes », ou « Ma tête me fait mal » sont les plus classiques. On trouve toujours une manière de cacher notre faiblesse. En fait, les illettrés ont souvent un grand sentiment de honte et de tristesse. »

« Et une certaine solitude, aussi. »
« Lorsque je me rendais au Gabier seul par exemple, je gardais précieusement un petit bout de papier avec des dessins dessus : ils m’indiquaient la marche à suivre.
Ainsi, après avoir tapé mon code, je n’avais qu’à appuyer sur les deux mêmes boutons : l’un pour avoir l’état de mon solde et l’autre pour retirer l’argent. Jamais je n’aurais imaginé qu’un jour je puisse faire autrement, que je me débarrasserai de ce petit papier... »

Justement, que s’est-il passé ? Quel a été le déclic ?

« Une femme ! (Il éclate de rire). Ma femme a 65 ans, elle est retraitée de la fonction publique. Elle était... enseignante ! Nous nous sommes rencontrés dans un bal et, durant plusieurs mois, j’ai réussi à lui cacher mon secret. Puis un jour, elle m’a dit : « Tu sais, je connais plein de gens qui savent lire et écrire, mais cela ne fait pas d’eux des gens biens ou plus intelligents. » Elle m’a rassuré et m’a dit de ne pas sous-estimer mon potentiel. Elle m’a vraiment soutenu. »

« Et puis – le destin fait bien les choses ! - il y a eu la Journée de l’Illettrisme. Je m’en rappelle parfaitement. C’était un mercredi, le 12 septembre 2010. J’étais dans ma voiture et j’écoutais Freedom à la radio. Une émission spéciale sur ce sujet. J’ai garé ma voiture sur le bas-côté, j’ai pris mon téléphone et j’ai tout dit ! Pendant plus de 40 minutes, je suis resté à l’antenne. L’animatrice n’en croyait pas ses oreilles. Et c’est elle qui m’a donné les coordonnées de Sainte-Thérèse (son regard se perd dans le temps, puis il se fixe dans le mien avec un brin de fierté)
« Quelques jours plus tard, je me rendais sur place. »

Cela a dû être un grand pas...

« Oh que oui ! (il me montre ses immenses mains) : je transpirais tellement ! Mes mains étaient complètement moites ! J’étais si stressé que j’ai d’abord fait demi-tour. J’y suis retourné quelques jours après, décidé cette fois à franchir le seuil de la petite chapelle. Depuis, je n’ai plus jamais lâché. »

Et aujourd’hui, je revis ! 

« Lorsqu’on ne sait ni lire ni écrire, on passe à côté de tellement de choses. J’ai même le sentiment d’être passé à côté du bonheur parfois... Grâce à Sainte-Thérèse et à son équipe, je peux lire aujourd’hui ! Je sais écrire ! Ils m’ont ouvert la voix au rêve : je suis allé en voyage avec ma compagne, et j’ai moi-même élaboré tout notre parcours : Lyon, Paris... ». Bien sûr, ce n’est pas facile tout les jours. Mais le résultat en vaut vraiment la peine ! ».

(Il se met à lire le panneau accroché tout en haut sur le mur) : Ex-tinc-teur. Extincteur ! A-sso-cia-tion. Association !(Sa joie est contagieuse, et je me mets à rire avec lui). « Alors je souhaite partager mon expérience. Je veux dire à toutes celles et ceux qui ne savent pas lire ni écrire qu’il ne faut plus avoir honte, qu’il n’est jamais trop tard pour apprendre. Votre vie changera, je vous le promets ! »

Puis Bernard sort de sa poche un petit bout papier, avec un air malicieux : « Pas de dessins sur celui-là, mais une belle et longue liste de courses à faire ! »

Rodolphe Sinimalé

Lire aussi : Lutte contre l’illettrisme : l’association Solidarité Sainte Thérèse agit

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