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Enfant d’Île – Edmond Lauret

Publié le 29 mai 2019

Extrait du roman Le Dernier Kréol d’Edmond Lauret, paru en mai 2019.
Illustrations : Emmanuelle Peters


Il est, au milieu de l’océan des Indes, une île prodigieuse. C’est une terre haute, déchiquetée, pointue, un cône volcanique noyé dans l’immensité des flots. Vue du ciel, elle ressemble à la carapace d’une tortue antédiluvienne, accoutrée comme elle d’une dossière sculptée d’escarpements, de gorges et de pitons fabuleux. Ses sommets accrochent de prodigieux nuages flottant telles des bouées ouateuses sur un ciel singulier, ensemble azur grandiose et panthéon populeux. Un corsage en camaïeu de vert voile pudiquement le buste basaltique de ce bonsaï monde, et une cotte paysanne canneamère couvre ses flancs. Des fleurs, joie de la terre, s’épanouissent dans sa parure.

Entre jupe et corset, à mi-hauteur des pentes, un chemin de ceinture poudroie aux premières lueurs de l’aube. Il saute de ravine en ravine, et révèle de distance en distance, séparés de quelques kilomètres, des villages accrochés à flanc de montagne, tous noyés dans une abondance feuillue irradiée des cieux. Parmi eux, un modeste hameau expose à l’œil de la caméra son église à la taille incongrue, le toit peinturluré de rouge d’une boutik chinois aguichant l’azur, les tôles ondulées de trois improbables baraques jouant les orgueilleuses, et, en toute humilité, les chaumes d’un essaim de paisibles paillotes butinant des jardins si étroits qu’elles semblent être des épouvantails à moineaux.

C’est un beau matin d’été austral. Dans le haut des airs, sous un soleil fringant, un papangue flotte au vent. Tel un veilleur, il plane, il épie, il guette. Ses yeux percent les mystères d’un défilé d’ombres déambulant sur un chemin de campagne perdu dans un champ de canne à sucre. Oh ! C’est étonnant cette procession... Rare d’hommes, la file compte nombre de femmes, et encore plus d’enfants, tous endimanchés, tous fiers et contents d’eux-mêmes. Une famille est à la traîne, le père, la mère, et trois enfants.


Parmi eux, un bambin à la tête toute juvénile rive ses yeux sur le rapace curieux de l’espèce humaine. L’enfant s’arrête. On le dirait engagé dans un dialogue muet avec l’oiseau de proie. Que se disent-ils donc ces deux-là ? Le clan s’immobilise, et contemple l’étourdi. Cet enfant m’intrigue. Je ne sais pourquoi, mais rien qu’à voir son allure, cela me chamboule ! — Mais… Mais, mais c’est moi ! C’est moi en effet. Et ce sont mes parents, et ce sont mes frères.

Quelle sensation extraordinaire de revivre ce temps ancien, de me revoir ainsi que ma tribu, empruntant à nouveau, après plusieurs décennies, la montée Bondyé (Bon dieu) où sont enfouis tant de souvenirs de ma tendre enfance. Me revoir ainsi déambuler sur ce chemin de terre qui nous conduisait chaque dimanche à la messe réveille en moi des réminiscences confuses de l’ambiance de mon village natal, Le Plate. Je les efface aussitôt pour me concentrer sur le portrait de famille.

Mon père et ma mère, face à face, ont tous deux du soleil dans les yeux. Des pétales de roses s’envolant de leurs âmes illuminent les physionomies heureuses des amoureux. Les prunelles étincelantes de maman roulent sur la face brune de papa, un méli-mélo de parentés bigarrées à l’origine du charme qui la subjugue. Pendant ce temps, son mari admire le visage blond, parfait, à la fois vigoureux et délicat, de celle qu’il aime. Il considère aussi son chemisier blanc aux manches bouffantes, dernier cri de la mode venue de la ville... Un transport plein de tendresse et d’affection les attire l’un contre l’autre.
— Toué lé zoli (Tu es jolie).
— Je t’aime mon chéri.

Délaissant son homme, maman dans l’instant se retourne. Elle fait face à ses garçons, s’étourdit un peu, comme surprise de l’immense différence de leurs traits métissés de trois sangs. Elle se reprend, s’offre une physionomie sérieuse, et par habitude s’apprête à juger du convenable des tenues des enfants. Elle vise son aîné. Gilles a le corps gros et ramassé mais un visage allongé. Son teint sanguin, ses cheveux roux, frisés, coulèr do fé (couleur de feu), lui valent le surnom de « gardien volcan ». Le regard maternel scrute sa coiffure, effleure le foulard noué autour de son cou, reluque ses chaussures. Un hochement de tête indique sa satisfaction.


Francis, second de fratrie, se présente au garde-à-vous. Maman lui sourit, s’amuse de sa comédie militaire. Sans transition, sa main câline les cheveux dorés de son fils préféré. Sa caresse vaut action de grâce. Elle remercie le ciel pour cet enfant bien blanc, d’une blondeur qui flatte son amour-propre maternel. Sa main soudainement s’arrête. Ainsi le temps ! Puis, le tapotement d’une mèche rebelle le remet en mouvement.
— Bon pour le service, décrète l’heureuse maman.

C’est un gloussement de rire de toute la lignée. Puis, dans un même mouvement, tous les regards se tournent vers moi, séduits par la grâce de mes sept ans. Ma frimousse s’étonne, et je me dandine sur fond de gazouillis d’une volée de becs roses enguirlandant les cannes. Tous contemplent en silence mon teint rembruni, ma coiffure en brosse, les longs cils qui s’écarquillent sur mes yeux téméraires, verts, riants, toute une façade qui me vaut le surnom de P’tit Caf. Je suis aux anges, et en même temps un peu honteux de mon nez, court, gros, large, épaissi à la base. De la main, je le cache. Maman l’a vu, qui laisse poindre un sourire contenu.
— Souviens-t ’en, me dit-elle, jamais gros nez n’a gâté beau visage !
Papa ajoute :
— Oté mounoir, ou lé in vré géne gen kranèr (Mon chéri, tu es un beau jeune homme).

C’est un enchantement ! Tout à coup, le son d’une cloche balaye le panorama champêtre. Le tintement, expressif, ample, rappelle l’imminence de l’office divin. L’heure presse. Papa frappe dans les mains, et son clap, unique, sec, réactive la patrouille familiale. Maman, en tête du peloton, me tire par la main. Dans nos pas, mes frères improvisent une marelle en s’amusant des ombres dessinées sur le sol par le soleil filtrant à travers les cannes. Et hip, et hop ! Et je te les saute à cloche-pied. Et je te pose un pied de chaque côté de l’ombre, et je fais demi-tour. Papa ferme le ban, la tête haute, prêtant l’oreille au ciel. Une rumeur lui vient, me vient aussi. Une rumeur de voix bourdonnantes. Le murmure d’une foule... Un raidillon, et, au détour du chemin, c’est une lourde bâtisse posée tel un vaisseau fantôme sur un terre-plein surplombant une mer lointaine. Une croix gigantesque orne la façade. Je la contemple.

La vue d’un Christ au corps nu, zébré de rouge, et étirant les bras, trouble mon cœur d’enfant. Un frisson d’angoisse me saisit : pourquoi ce Dieu que l’on dit très puissant n’est-il pas plus triomphant ? Père, mère, enfants, nous marquons tous le pas. Mère et enfants font le signe de croix. Père, lui, se tient bien droit.


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