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Kāraikkāl Ammaiyār : la démone (pēy) tamoule

Publié le 27 août 2009

5e épisode de la série de Dominique Jeantet sur les origines tamoules de l’identité réunionnaise malbar. Kāraikkāl Ammaiyār fait partie des rares femmes du groupe des soixante-trois Nāyanmār (nāyaNmārkaļ), poètes religieux sivaïtes du Tamil Nadu qui furent actifs entre les Vème et Xème siècles après J.C (leurs hymnes sont rassemblés dans le tirumurai). Elle tient une place éminente dans la littérature tamoule de la Bhakti (bhakti) (skr.), ce mouvement basé sur la dévotion personnelle intense aux principaux dieux de l’Hindouisme, Civa et Viṣṇu.

Kāraikkāl Ammaiyār

Les poèmes du sud de l’Inde étaient mis en musique et chantés et l’on retient le style de Kāraikkāl Ammaiyār pour l’élégance de ses compositions, leur profondeur, leur philosophie. Elle a composé cent-quarante-trois chants qui sont des joyaux du patrimoine de la langue tamoule. Bien que l’on ne puisse établir avec précision sa date de naissance, on sait que Kāraikkāl Ammaiyār fait partie des premiers Nāyanmār : avec Tirumūlar (tirumūlar), c’étaient les deux seules poétesses du VIème siècle. Cette antériorité chronologique fait qu’on désigne parfois Kāraikkāl Ammaiyār sous le nom de « Mère de la musique karnatique ».

Kāraikkāl, ville située sur la côte du Coromandel au Tamil Nadu dans le pays Chola (cōLar), était alors l’un des ports commerciaux les plus florissants. Au foyer de Tanatatta (taNatatta), l’un des marchands les plus prospères et les plus pieux de la localité, naquit une fille prénommée Punitavati (puNitavati). Elle s’adonna dès ses premiers pas à la dévotion à Civa et ses premiers mots racontaient la danse cosmique du dieu. Sa beauté et sa réputation étaient telles qu’on disait d’elle que c’était une incarnation de la déesse Lakshmi (Ilaṭcumi).

Nitipati (nitipati), un commerçant très renommé de Negapatnam (negapaṭṭaṇam), illustre ville au sud de Kāraikkāl, envoya demander Punitavati pour être la femme de son fils Paramatatta (paramatatta). Tanatatta consentit au mariage de sa fille suivant les formes et celui-ci eut lieu dans le faste. Comme Punitavati était sa fille unique, Tanatatta fit construire à côté de chez lui une belle maison où elle put demeurer agréablement avec son époux sans aller à Negapatnam. Paramatatta obtint le vrai bonheur domestique et, par son activité croissante, enrichit sa fortune. Son épouse accomplissait tous ses devoirs conjugaux sans négliger le culte à Civa. S’il venait des pèlerins, elle les nourrissait et leur offrait tout ce dont ils avaient besoin.

Un jour, des visiteurs donnèrent en cadeau deux mangues à Paramatatta. Ayant accordé le service demandé, il leur recommanda d’aller porter ces fruits chez lui. À peine Punitavati les eut-elle mis en réserve que des dévots de Civa se présentèrent : elle leur servit un repas succulent et, des deux mangues parfumées qu’elle venait de recevoir, leur en offrit une. Les pèlerins qui étaient arrivés avec une faim cruelle repartirent en louant la bonne action de cette femme.
Peu après, le maître de maison arriva dans sa vaste demeure, se baigna et se mit à manger avec appétit le repas que sa femme pleine de chasteté lui servait. Elle alla prendre celle qui restait des mangues et la mit devant lui dans le plat. Après avoir mangé le fruit mûr, le négociant ne pouvait se rassasier de cette bonne saveur : « Il y a, dit-il, encore un autre fruit comme celui-là, donne-le moi ». Elle s’éloigna comme si elle allait le chercher mais demeura affligée.

Que faire ? Elle invoqua Civa qui, à cette prière, fit apparaître une mangue d’une extrême douceur dans sa main. Punitavati l’emporta et la donna avec joie à son mari. Comme il en trouvait la saveur supérieure à celle de l’autre mangue, il s’étonna et lui demanda d’où elle provenait. La pieuse femme hésita puis lui raconta ce qu’il s’était passé et cette grâce de Civa. Mais Paramatatta ne la crut pas : « Si ce fruit est le produit de la grâce du prince à la chevelure brillante, tu pourras me donner un autre fruit irréprochable obtenu par sa faveur ! » dit-il. Implorant à nouveau Civa, une autre mangue apparut, que Punitavati mit dans la main de son mari.

Pris d’une angoisse sans égale, le cœur plein de trouble, Paramatatta pensa que sa femme était une déesse et résolut de la quitter. Pour cela, il cessa tout rapport conjugal et décida d’aller faire du négoce au loin en embarquant un jour propice sur un navire.

Il s’en alla et arriva au pays où il voulait aller. Il emmagasina d’abondantes provisions et repartit les vendre dans une ville du royaume Pāndya (pānṭiyar) où il épousa brillamment la fille d’un riche marchand. Il demeura près d’elle, augmentant encore sa fortune en expédiant ses vaisseaux sur la mer. Sans faillir dans la vertu il cacha à son épouse son premier mariage et, heureux, ils eurent une fille à qui il donna le nom de sa première femme, Punitavati.

Pendant ce temps, la noble fille de Tanatatta continuait à pratiquer la vertu domestique avec une chasteté inébranlable. Quand, consternée, elle apprit la nouvelle que Paramatatta s’était fixé au pays Pāndya, qu’il y avait fait fortune et qu’il y demeurait agréablement, ses parents décidèrent de conduire Punitavati auprès de lui. Ils voyagèrent en palanquin et firent prévenir Paramatatta de leur arrivée.

Le marchand, en entendant annoncer la venue de sa femme qu’il avait abandonnée, fut saisi de frayeur. Il alla à sa rencontre, avec sa seconde épouse et leur fille et se jeta aux pieds de Punitavati implorant sa bénédiction et lui disant que sa fille portait son nom. En se voyant ainsi honorée par son mari elle demeura honteuse et ses parents, prudents et surpris demandèrent à leur gendre la cause de cette attitude. Il expliqua que Punitavati n’était pas de nature humaine, qu’elle était une bonne et grande divinité, qu’il s’était éloigné d’elle pour cette raison et que maintenant ils devaient tous la vénérer.

Alors que ses parents étaient pétrifiés à ces mots, Punitavati se mit à prier Civa en disant que, puisque telles étaient les paroles de son époux, elle implorait le dieu de lui retirer son enveloppe charnelle et de lui donner l’apparence d’une démone. Aussitôt, par la grâce divine, elle obtint ce qu’elle demandait : sentant croître sa foi, elle secoua toute la beauté de son corps et devint un squelette, avec la forme des démons que vénèrent la terre et le ciel tout entiers.

Une pluie de fleurs se répandit partout ; les tambours célestes retentirent ; les nombreuses personnes présentes se prosternèrent devant Punitavati puis se sauvèrent. Elle chanta alors des poèmes qu’elle composait et obtint l’immense faveur de pouvoir se rendre au mont Kailāśa (kayilai malai) près de Civa. Ceux qui la voyaient passer, pleins d’admiration et de crainte, tendaient les mains et s’enfuyaient.

Elle parvint au sommet du mont Kailāśa en marchant sur la tête et les mains pour ne pas souiller de ses pieds la voie sacrée. Civa l’accueillit par les mots : « Bienvenue, Mère ! ». Elle se prosterna et depuis ce jour Punitavati devint Kāraikkāl Ammaiyār, la « Mère de Kāraikkāl ». Civa lui demanda quel était son vœu : « Je ne veux pas renaître, je veux rester à vos pieds voir votre danse cosmique. » Il l’envoya à Tiruvālankātu (tiruvālaṅkāṭu), à l’ouest de Chennai où elle finit ses jours en regardant la danse de Civa Nataraja (naṭarācar).

La danse cosmique de Civa Nataraja représente les cinq actes divins (l’action de créer, l’action de maintenir, l’action de détruire, l’action de faire disparaître et l’action de libérer) ; elle symbolise le renouvèlement périodique du monde, en un rythme infini de dissolutions et de naissances. On lui rend un culte dans les Nataraja Sabha (grand hall de danse) dans tous les temples sivaïtes du Tamil Nadu. Parmi eux, cinq sont plus importants que les autres, ce sont les Pancha Sabha qui se trouvent dans les temples de Chidambaram (Kanaka Sabha, le hall d’or), Madurai (Rajata Sabha, le hall d’argent), Tiruvālankātu (Ratna Sabha, le hall de rubis), Tirunelveli (Tamra Sabha, le hall de cuivre) et Kuttralam (Chitra Sabha, le hall des images).

À Kāraikkāl on célèbre chaque année le festival de Mangani, en l’honneur de Kāraikkāl Ammaiyār, Il a lieu le jour de la pleine lune (paurṇami) du mois de āNi (juin-juillet) au temple de Kāraikkāl Ammaiyār qui a été construit en 1929 dans la ville.

Le temple de Tiruvālankātu et son hall de rubis quant à eux se trouvent près d’Arakkōnam (arakkōṇam), dans le district de Vellore (vēlūr) C’est un temple construit autour d’un banian. On peut d’ailleurs penser qu’à l’emplacement du temple il n’y avait à l’origine qu’un banian car, étymologiquement, Tiruvālankātu se décompose en tiru (préfixe indiquant la sainteté) + ālam (le banian) + kāṭu (la forêt) : la forêt du banian sacré.

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