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La famille esclave à Bourbon, un ouvrage de Gilles Gérard

Publié le 9 avril 2012

Anthropologue et historien, Gilles Gérard s’attache depuis plus de vingt ans à appréhender et expliquer la société réunionnaise
par l’étude des familles créoles sur les plans culturel et historique. Son dernier ouvrage paru chez L’Harmattan démontre l’existence de structures familiales durant toute la période de l’esclavage à Bourbon (île
de La Réunion) et propose une analyse sur la fonction de ces familles basée sur la résistance à l’esclavage. En
opposition à l’idéologie esclavagiste qui niait la parenté chez les esclaves, ces derniers, Malgaches ou Africains
dans un premier temps puis progressivement Créoles grâce aux nombreuses naissances, ont créé des structures
familiales méprisées ou ignorées par les maîtres. L’abolition de l’esclavage en 1848 permettra l’apparition au
grand jour de ces milliers de familles maron, socle de la société créole d’aujourd’hui. Elles sont l’expression de
leur humanité bafouée.

La famille esclave à Bourbon, un ouvrage de Gilles Gérard

Extrait de l’Introduction - En fin d’article : le bon de commande de cet ouvrage :

Etres humains ou non ? Est-il nécessaire de répondre à cette question pour étudier l’esclavage, ses caractéristiques, son mode de fonctionnement et son économie à l’île Bourbon de 1665 à 1848 ? L’idéologie dominante des siècles précédents justifiait aisément, en particulier en milieu colonial, l’instauration du système esclavagiste appliqué aux Noirs victimes de la Traite. Le taux de mélanine, les comportements païens, le physique et les rites servaient de justificatifs à l’exclusion du monde des humains, civilisés, des soi-disant sauvages. Les philosophes des Lumières dans la « patrie des Droits de l’Homme » s’inscrivaient pour la plupart dans ce courant.

La seconde partie du XXe siècle a vu apparaître une dénonciation idéologique de cette exclusion, aboutissant à la proclamation par l’Etat français de l’esclavage comme crime contre l’humanité. Ce pas important pour la reconnaissance de la qualité d’être humain des esclaves apporte donc, partiellement, une réponse à la question initiale.

Les matériaux dont dispose l’historien pour analyser et expliciter l’enchaînement des comportements et les règlementations caractérisant l’instauration, le fonctionnement puis la disparition du système esclavagiste dans les colonies françaises, ces matériaux sont essentiellement ceux produits par ces différents pouvoirs.

« L’histoire du silence » doit, dès lors, non pas ignorer ni minorer l’importance de ces regards mais en déceler la cécité et la surdité afin de mettre en avant le caractère profondément humain des personnes réduites en esclavage. Nous avons voulu, à travers cette étude, mettre en évidence ce bruissement incessant de l’humanité fondamentale des esclaves qui apparaît, se distingue, s’amplifie jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Ce crissement, rarement un cri, s’entend, entre autres, dans la forme d’organisation humaine la plus fondamentale : l’inscription dans une famille et une parenté. Bien souvent il ne faut pas chercher dans les déclarations et écrits des différents pouvoirs l’écho de ces bruissements. Il apparaît, en misouk, bien souvent à leur insu.

Il s’agit dès lors de « débusquer » dans les écrits des uns et des autres, dans les diverses déclarations, en particulier d’état civil, des mentions et informations justifiant et accréditant l’idée d’une famille esclave.

C. Meillassoux résume la problématique qui est la nôtre :
« Par la capture, il était arraché à sa société d’origine et désocialisé. Par le mode d’insertion dans la société d’accueil et les liens qu’il entretenait avec ses maîtres, il était ensuite décivilisé et dépersonnalisé, voire désexualisé. »

Selon H. Gerbeau, pour qui l’esclave est toujours trahi par l’Histoire, la perte d’identité et d’inscription dans un groupe de filiation est évidente :
« Les mères que l’on déracine de leurs enfants perdent souvent le goût de la nourriture. L’arrachement au village natal creuse dans le ventre un puits de solitude où vont se noyer ancêtres et descendance. »

Parmi les dénis de l’humanité des esclaves, M. Péina relève, outre le libre arbitre et les capacités de se mouvoir librement, le droit de fonder une famille. Elle précise :
« il n’existe pour l’esclave ni naissance, ni mariage, ni décès […] pour être exact, tout se passe comme s’il n’existait, ou ne devait exister pour l’esclave, ni naissance, ni mariage, ni décès. Car il s’agit bien de la négation de ce qui, de toute évidence, existe malgré tout dans l’univers esclavagiste. »

Notre recherche a porté sur cette réalité : en effet, les esclaves naissent, s’unissent et décèdent. Si la naissance biologique est évidente, en revanche, la naissance sociale, c’est-à-dire la reconnaissance par le groupe d’une inscription dans la parenté, sera complexe dans les sociétés esclavagistes. La mort biologique est, elle aussi, inhérente à l’espèce humaine. Mais la mort, naturelle ou non, est aussi, dans toute société humaine, insérée dans une conception du monde et de la vie. Naissances et morts des esclaves ne rempliront que peu ces fonctions sociales et culturelles.

Pour tout peuple, la connaissance généalogique, c’est-à-dire le souvenir, la mémoire de ses ancêtres, la revendication de ses descendants, l’affirmation de ses choix d’alliance constituent la base de son existence sociale et son inscription dans le monde des humains. C’est là où la volonté de destruction et de négation par les pouvoirs esclavagistes s’est exercée à l’origine.

Cela s’observe lors de la Traite, par la rupture violente avec le monde de la parenté des esclaves issus du continent africain et de Madagascar, pour l’essentiel à l’île Bourbon. Les conséquences de ces pratiques expliquent en partie l’évolution sociale de La Réunion. Puis par l’ignorance, la mise à l’écart, volontaire bien souvent, du père des enfants créoles, c’est-à-dire nés dans l’île, et son remplacement symbolique par le maître ou une puissance religieuse.
Enfin par l’attitude du corps social dominant, par sa négation, par son déni ou par son indifférence des formes d’organisations familiales mises en place par les esclaves. Il s’agit donc ici d’attester de l’existence d’un processus de structuration familiale, en résistance à la déshumanisation de l’esclave, base d’organisation du système esclavagiste.

Nous ne tenons pas pour quantité négligeable les autres formes de résistance plus « criantes », telles que le marronnage, les révoltes collectives ou individuelles d’esclaves, d’éventuelles pratiques abortives ou les suicides. Nous verrons toutefois, que ce soit dans la révolte des esclaves de Saint-Leu en 1811 ou dans l’étude des crimes de sang, que la question de la famille esclave est également présente.

Il nous apparaît cependant que la forme la plus permanente de résistance servile concernant des milliers d’esclaves a été, à travers ce que nous appellerons les familles maron, la création de formes d’organisations familiales. Celles-ci ont abouti à la permanence d’une société créole.

Schoelcher, constatant le refus du mariage religieux par les esclaves, écrivait en 1842 :
« Il ne faudrait pas conclure [...] que les nègres des colonies vivent dans une promiscuité absolue, sans lois ni ordre. Ils n’ont pas le mariage comme leurs maîtres, mais ils ont des liaisons ou se retrouve la fixité des relations conjugales, auquel viennent le plus souvent se rattacher les obligations du mariage. »

Le tableau de la société servile, tel que nous le présentons ici, se doit également de faire apparaître les exclus de cette structuration. Nous verrons comment les esclaves victimes de la Traite, en particulier celle illégale à partir de 1817, ont eu le plus de mal à se réinsérer dans une organisation familiale, eux qui avaient connu la destruction de leur structure antérieure. De plus, en raison d’un sex-ratio déséquilibré chez les esclaves, principalement ceux venant de la côte Est de l’Afrique, un grand nombre d’esclaves, dits Cafres, ne connaîtront pas ces formes de résilience que peuvent constituer l’alliance, la maternité et la paternité, pratiques qui engagent l’individu dans une autre existence.

Cet ouvrage reprend, pour l’essentiel, une recherche basée sur la reconstitution de ces familles à travers l’étude croisée de documents d’archives, du début du peuplement de Bourbon dans le Sud-ouest de l’océan Indien jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1848. Une autre partie s’efforcera d’avancer des données et des hypothèses sur la composition, l’organisation, le fonctionnement de ces structures familiales durant la période de l’esclavage. Il conviendra de mettre dès lors en question la viabilité de ces familles esclaves. Dans quelle mesure pouvaient-elles assurer le maintien, voire une croissance démographique naturelle, dans une société artificielle basée dès son origine sur le recours à des « bras », mais aussi à des corps, notion contestée par certains historiens.

Cette étude s’efforce de croiser les regards et les démarches analytiques par la rencontre de l’histoire et de l’anthropologie. Il conviendra ainsi de faire appel tant à la démographie historique, à l’histoire des mentalités qu’à l’étude des phénomènes d’acculturation et à la déclinaison de certains universaux.

Le thème de notre recherche n’est pas inédit à La Réunion. Des historiens se sont penchés sur la problématique de la famille esclave à la fin du XVIIIe siècle ou au XIXe siècle. De manière générale, la plupart des recherches minimisent l’existence et le rôle de ces structures familiales. Aucune étude approfondie n’a, à ce jour, été menée sur ce thème qui est pourtant implicitement présent dans de nombreux travaux.

Trois éléments sont en général mis en avant pour minorer l’importance de la famille esclave et son rôle dans la structuration de la société créole. Le premier concerne les fondements du système esclavagiste, par la négation de la parenté chez les esclaves. Le second argument porte sur la faible natalité chez les esclaves, avec parfois une analyse portant sur le refus de reproduction comme résistance à l’esclavage. Le troisième point concerne la rareté des structures légitimes, les mariages religieux.

Toute approche qui établit la confusion entre famille et mariage est marquée d’un ethnocentrisme évident. L’alliance chez les esclaves, à Bourbon et ailleurs, se caractérise quantitativement par sa non-légitimation par les maîtres. Ne chercher la famille esclave que dans ses formes socialement reconnues et/ou organisées par les maîtres implique d’ajouter au silence la cécité. Ce n’est pas parce que le Code Noir déniait toute possibilité de structuration familiale aux esclaves que sur les habitations cela s’est déroulé ainsi. L’acceptation des formes familiales imposées ou autorisées parfois par les maîtres ne doit pas dissimuler, aux yeux des chercheurs, le vécu quotidien de très nombreux esclaves.

La même problématique se retrouve dans la catégorisation des naissances entre légitimes et illégitimes. Cela n’a bien entendu de sens que dans la perception des différents pouvoirs. Pour les esclaves, rien ne permet de supposer qu’ils aient perçu leurs enfants de cette manière. Le poids très relatif durant de nombreuses décennies de l’Eglise sur les représentations des esclaves laisse penser que la légitimation des enfants ne correspondait pas à leur démarche. Les conjoints et les enfants existaient quelle que soit l’attitude du maître. Quant à la fertilité des femmes esclaves, les résultats de notre recherche permettent d’approcher sa juste place dans une société quelque peu irréelle dans son développement démographique. L’expression de l’humanité des esclaves doit s’entendre au-delà de ce cadre moral et religieux imposé.

Si notre étude s’arrête en 1848, cela ne doit pas être considéré comme une validation des analyses qui voient dans cette date, pour les colonies françaises, une disparition de l’esclavage.
Notre ambition est d’apporter à la connaissance de la période de l’esclavage à La Réunion des éléments et des analyses sur la nature des relations familiales créées par les esclaves eux-mêmes, preuve première, mais non pas évidente dans les divers regards, de leur inscription dans la parenté et donc de leur humanité. Notre démarche consiste alors à mettre en évidence les échos de la résistance quotidienne des esclaves à la déshumanisation en nous appuyant sur des sources, et leur critique, dont l’objet premier n’était nullement un intérêt pour la famille esclave.

Nous utiliserons à maintes reprises la notion d’inscription dans la parenté. Si le domaine de la parenté est un champ de recherches classique de l’anthropologie, il convient de rappeler l’étendue de cette notion. Elle recouvre tous les liens familiaux rattachant un individu à d’autres. Cela comprend bien évidemment les ascendants et les descendants qui s’inscrivent dans des liens de filiation et également les liens d’alliance tels que le mariage les organise, mais aussi des formes d’union plus ou moins reconnues selon les époques. Ce que l’on appelle communément dans les sociétés occidentales le concubinage ainsi que d’autres formes d’alliances, reconnues ou non par le groupe social et son organisation, appartiennent au domaine de la parenté, de même que les formes anciennes de recomposition familiale telles qu’elles sont signalées, à Bourbon, lors des mariages d’esclaves à partir de 1838 et qui se caractérisent par la reconnaissance ou l’adoption d’enfants provenant d’un autre parent, souvent décédé.

La période sur laquelle porte notre recherche, du début du peuplement à 1848 à Bourbon, se signale, aux deux extrémités, par cette problématique de la formation de familles esclaves. D’abord par la négation du nom originel de l’esclave introduit et renommé par le baptême, puis, en 1848, par l’inscription dans les registres d’affranchissements, avec mention de filiation et d’ascendance.

Sur la période durant laquelle l’esclavage est légal, les formes d’organisation familiale ont concerné un nombre conséquent des esclaves au XVIIIe siècle pour atteindre 70 à 80 % de ceux-ci à la veille de l’abolition. La partie principale de notre recherche justifiera ces résultats.

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