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Le tour de l’île après le tour du monde

Publié le 29 mai 2019

Extrait du roman Le Dernier Kréol d’Edmond Lauret, paru en mai 2019.
Illustrations : Emmanuelle Peters


Dix jours après ! J’ai fait le tour de l’île. Synthèse vivante de ce périple, des flash-backs tels des plans de courte durée se succèdent à l’écran. Le carrousel édifiant dresse le nouveau décor de ma nouvelle vie.

C’est une île close, plongée dans une atmosphère de Debrétude amère et austère. Une île sans dessous dessus, et outrageusement maquillée au bleu, au blanc, et au rouge. Une ceinture de béton l’encercle, gisant à ses pieds. Elle lui fait une sorte de boulet gris battu par les lames. D’innombrables bandes de goudron traversent sa parure de canne à sucre, et la font ressembler à un collant de résille noire. Son body, encore vert quoique tout de travers, peine à cacher les deux mamelles qui font désormais sa réputation : le ciment qui submerge ses villes et ses champs, et la bagnole qui pénètre ses écarts les plus reculés.

Seuls ses sommets, ses pics, et ses pitons, ont pour l’heure échappé aux vandales de la société de consommation. Une manière de révolte redresse leurs fronts rocailleux ; une grande fierté les cerne d’une auréole à la fois douce et altière posée sur un ciel empli de légendes.


La deuxième séquence affiche l’emblème du loto, un trèfle à quatre feuilles, bleu, blanc, rouge, clignotant à tout bout de champ. Tout un symbole signifiant que La Réunion vit désormais sous la bannière de l’argent. À telle enseigne que le prodigieux trilobe, tel un berlingot tricolore offert à la convoitise des Réunionnais, s’épanouit dans toutes les villes, dans la moindre des campagnes, et jusqu’au fin fond des îlets les plus reculés.

Le tableau suivant est une allégorie présentant pêle- mêle une nature morte, une caisse enregistreuse posée sur un roulèr, et de drôles d’oiseaux. Froide et fantomatique, elle traduit la nouvelle réalité d’une Réunion où les cocos se sont métamorphosés en bobos. Une faune d’étranges zozos y dispute désormais à des missi dominici venus de Paris un petit rôle, souvent muet, de bourreau. Ensemble, ils écartèlent La Réunion entre un monde imaginaire projeté par la Métropole, et le monde réel hérité de son histoire.

Puis ensuite, c’est l’enfer d’un grand embouteillage : des milliers de voitures sont immobilisées sur la route reliant Saint-Denis à Saint-Pierre. Elles ne roulent pas. Mais alors pas du tout ! Plantées, comme scotchées à la queue leu leu sur l’étroite bande bitumée longeant la mer, elles ne font que ronfler et boucaner l’atmosphère. On y voit aussi, tout à côté des carcasses stationnaires, des automobilistes silencieux, immobiles, réfugiés à l’abri d’un nuage d’hydrocarbure si compact qu’il semble être un champignon atomique. Et tandis que l’image grossit, ce sont des hommes, des femmes, et des enfants aussi, figés comme des statues de sel, tombés en asphyxie.


L’horizon s’élargit, et découvre une frégate à deux mâts mouillant au large de La Réunion. Son ventre enduit de graisse, sa poupe arrondie, son gaillard sculpté, la désignent comme un bateau négrier. Un mirage ? Une diablerie ? Tout peut arriver dans mon drôle de pays ! Le pont grouille d’esclaves souriants, bienveillants, vêtus à la mode de Paris, déambulant dans une ambiance festive, bon enfant. On dirait un supermarché ordinaire en fin de semaine. Que n’y ai-je pensé plus tôt ? Ceux- là, dont le corps jadis était esclave, sont aujourd’hui asservis à la société de consommation.

L’écran d’un poste de télévision démesuré prend presque tout le ciel. Il parle tel un ventriloque en remuant les lèvres, les yeux, les rondeurs, d’une présentatrice soigneusement maquillée, une de ces beautés qui ne sauraient dire faux !
— J’ai remplacé, dit-elle, les nénènes de ton île. Je capte l’attention des enfants, et je les endors de mes billevesées. Facteur de progrès, j’ai su les persuader de préférer Halloween à Granmèr kal la diablesse, et à Zoura la femme bondié. Aux parents, je narre des histoires à dormir debout, des fadaises, des chimères, toutes sortes de fantaisies farcies de publicités inouïes. Dotée d’innombrables qualités, je compromets la créativité. Pourtant, mine de rien, les hommes m’aiment parce que je les console d’être asservis. Je suis un empêcheur de penser.

Une question m’obsède : entrerai-je à mon tour dans cette ronde infernale où désormais se débat La Réunion ?


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