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Rencontre au sommet à Dharamsala, par Rodolphe et Nirina

Publié le 1er avril 2012

Extrait du N°4 du magazine Bat’Carré - S’il est une raison à travers laquelle le voyage prend tout son sens, c’est celle de la rencontre. Rencontre avec soi – car les épreuves émergent toujours et la confrontation surgit, souvent plus tôt que tard, d’ailleurs. Rencontre avec l’autre – avec celui ou celle qui, à jamais, vous transformera. Cet autre-là, je l’ai croisé à la fin de l’hiver. Sa Sainteté le Dalaï-lama partageait de précieux Enseignements. C’était à Dharamsala.

PHOTO : SYLVAIN BRAJEUL

Il est un peu plus de cinq heures du matin. Le froid et le silence règnent encore en maîtres.

Perchée dans la vallée du Kangra, encerclée par les sommets enneigés des montagnes Dhauladhar, la petite cité endormie a revêtu ses plus beaux atours : un blanc immaculé qui capte chaque rayon de lumière timide, de l’ocre et du pourpre, reflets de la force spirituelle qui émane des temples épars, et pour l’espoir, du vert, car la ville escarpée est aussi et surtout le siège de toute une communauté en exil.

Dharamsala se situe à un généreux 1400 mètres d’altitude, et le chemin pour y parvenir fut long. J’ai quitté la Nouvelle-Zélande et notre maison sur roues – un camping-car de 1988 importé du Japon, avec de gros trous sur la carrosserie blanche et fatiguée – il y a plus de 4 mois maintenant, transité par un sud-est asiatique humide et un peu fou, dormi à New Delhi chez un chauffeur de taxi qui ne connaissait pas sa ville tentaculaire et polluée.

D’une main hésitante, je sonde la poche sans fin de ma veste, et finis par attraper un petit morceau de papier gribouillé – moitié anglais, moitié hindi.

« Il vaut mieux avoir vécu vingt-cinq jours comme un tigre qu’un millénaire comme un mouton ».

Un peu plus bas, la citation est suivie d’un nom : « Sangyé ». Alors cuisinier dans le plus ancien centre bouddhiste d’Océanie, j’avais fait la connaissance de Rinchen, le délicat et rigoureux intendant de l’Abbé. Le visage toujours souriant et le regard attentif, il m’avait poussé à aller « là-bas, là où vit Sa Sainteté le Dalaï-lama », et avait glissé discrètement la petite note, désormais unique sésame dans ce paradis insouciant et secret.

Un chien maigre et gris s’agite au loin, premiers soubresauts d’un jour nouveau et prometteur.

Une horde de moines – robes écarlates, chapelets tourbillonnants et crânes scintillants – traverse la petite ruelle abrupte d’un pas soutenu et feutré. Un faisceau lumineux traverse l’univers entier et vient irradier de clarté le petit village. J’interroge une villageoise matinale emmitouflée dans un magnifique châle soyeux et protecteur - une spécialité de la région voisine, le Kashmir :

« Would you please help me find a man named ‘Sangyé’ ? »

Un groupe de jeunes Indiens en partance pour l’école – veste bleue et longue, écussons précieux et chaussettes blanches - éclate de rire. L’ego titillé – mon anglais me semble pourtant parfait - j’ai à peine le temps de réitérer ma question que le plus maigre des six me lance, un peu moqueur :

« There are 10,000 of Sangyé in here ! »

Puis la joyeuse troupe saute dans un bus rouge, qui accélère violemment, me laissant seul avec leurs rires qui résonnent et la fumée opaque des échappements. Même l’amie d’un instant au foulard en cachemire mauve s’est envolée.

Je l’apprendrai plus tard, « Sangyé » est là-bas l’équivalent d’un Nicolas Martin ou d’un Sébastien Payet… ici !

Autour d’un chai fumant et épicé comme jamais, contemplant le relief complexe et recherché, drapé de bannières bouddhistes et multicolores, je commence à réfléchir à un Plan B.

J’achète avec dix roupies quelques crédits et, le chai encore brûlant à la main, m’assois confortablement devant un ordinateur prêt à l’emploi. Je démarre Skype impatiemment, avec la ferme intention de réserver une chambre pour la nuit. Après sept essais infructueux, mon voisin, un espagnol rêveur aux cheveux longs – avec son bonnet de laine, il ressemble à s’y méprendre à Manu Chao - prend pitié et me dit dans un français parfait :

« Ce n’est même pas la peine d’essayer, mon ami. Avec les enseignements que donne exceptionnellement Sa Sainteté, toutes les chambres sont réservées des mois à l’avance ici ».

Je prends une grosse gorgée de mon thé, devenu froid comme un morceau de glace. Je reprends mon sac à dos, soudainement plus lourd – à la fatigue accumulée s’ajoute une collection d’ouvrages sanskrits dont j’avais dû faire l’acquisition à Delhi. L’espagnol, plein de compassion à la vue de mon sac débordant de manuscrits, me conseille de tenter ma chance à l’accueil du restaurant, car « ils louent parfois les chambres adjacentes à la cuisine lorsque certains membres du personnel sont en vacances ». J’y vais de ce pas. Derrière le long comptoir kitsch en bois, un jeune homme me fait signe de venir. Lui aussi aime les petits morceaux de papier, et déplie gracieusement une longue feuille froissée : c’est la lettre d’un ami commun, Rinchen. En fait, le hasard m’a conduit chez le Sangyé que je cherchais !

Sangyé est lui aussi un « exilé » : il a tout quitté au Tibet – sa famille, sa culture, son passé.
Et surtout, les horreurs de la répression chinoise. C’est pourquoi il préfère regarder l’avenir :

« I wanna go to Auckland, and live with my wife. We got married last year, but I have trouble to get the visa ».

Si le panorama subjugue, la vie reste rude, me confie l’homme au regard doux et profond. Sangyé travaille tous les jours de 6 heures à 23 heures comme cuisinier – un spécialiste du Nan et du Palak paneer – pour financer son petit studio presque moderne : des murs ‘en dur’, de l’eau courante et une lampe unique. Et c’est lui qui paie les études de son frère bien-aimé. Heureusement, comme pour la plupart de ses compatriotes, la foi et l’espoir ne s’évanouissent jamais chez ces gens-là. Aux murs craquelés et blancs, des images du chef spirituel du Tibet et, sur les étagères, entre une saugrenue imitation de Kellogg’s Corn Flakes et une bouilloire antique en fer, des bouddhas protègent l’humble demeure.

« My house is your house. Here’s the key. Stay as long as you wish, and the most important : find what you are looking for ».

J’ai le coeur qui bat fort par tant de générosité. Ce soir, je suis le plus riche des voyageurs, car j’ai trouvé un ami. Sangyé appuie nonchalamment sur l’interrupteur dénudé, mais nulle pénombre ne gagne : la magie des étoiles a déjà opéré, illuminant les bouddhas équanimes.

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Lire l’intégralité du N°4 de Bat Carré sur le site batcarre.com

En savoir plus sur le voyage de Rodolphe et Nirina

Contacter Rodolphe et Nirina : [email protected]

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