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Emilie Hoareau-Cotte, doctorante en droits de l’Homme

Publié le 19 décembre 2019

« Vous êtes libres » clamait Sarda Garriga aux 62 000 anciens esclaves réunionnais le 20 décembre 1848. Ce vent de liberté a également soufflé sur Maurice, l’Afrique du Sud, les Comores et Madagascar entre 1833 et 1896. Après ces abolitions, les travailleurs sont-ils tous devenus libres ? Rien n’est moins sûr. Les abolitions ont été un tournant majeur dans la protection des droits de l’Homme, néanmoins le XXIème siècle n’est pas libéré de toute exploitation par le travail. La liberté, solennellement proclamée et universellement protégée, rime encore aujourd’hui avec fragilité. En ce jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage, c’est l’occasion de faire le point sur l’état du travail forcé dans l’Océan Indien.


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« La sène fini kasé, zesclav touzour amaré », le travail forcé dans l’Océan Indien du XXIème siècle

Un article d’Emilie HOAREAU-COTTE, doctorante en droits de l’Homme à l’Université de Strasbourg.

Le travail forcé, correspond au travail accompli contre son gré sous la menace d’une peine quelconque. Cette pratique englobe les formes les plus subtiles jusqu’aux plus traditionnelles et fait l’objet d’une stricte interdiction.

Parmi les 178 Etats qui ont ratifié la convention de 1930 sur le travail forcé, figurent ainsi la France, les Comores, Madagascar, Maurice et l’Afrique du Sud. Outre la ratification de cette convention fondamentale élaborée par l’Organisation Internationale du Travail (OIT), ces territoires indocéaniques sont également tenus de garantir le respect de nombreux instruments juridiques internationaux, régionaux et nationaux interdisant le travail forcé.

Prévalence de l’esclavage moderne dans le monde. Global Slavery Index 2018

Interdit par tous mais pratiqué partout : l’universalité du travail forcé

Récemment, les États membres des Nations Unies se sont engagés à éradiquer le travail forcé d’ici 2030. En effet, malgré une interdiction quasi universelle, il y aurait aujourd’hui près de 25 millions de victimes de travail forcé dans le monde. La pratique n’épargnant aucun continent, l’Océan Indien n’y fait pas exception.


Madagascar est classé 34ème dans une étude comparant la prévalence du travail forcé dans 167 Etats. Arrive ensuite l’Afrique du Sud, 110ème du classement, puis la France à la 136ème place. Maurice, 161ème du classement, ferait partie des territoires les moins exposés au travail forcé.

A la question de savoir si les travailleurs sont, tous, devenus libres après les abolitions, la réponse est donc assurément non.

Pratiqué en tout temps : l’atemporalité du travail forcé

150 milliards de dollars de profits sont générés chaque année par le travail forcé, c’est dire l’importance économique de cette pratique. Si l’abolition de l’esclavage a marqué le début d’un intérêt croissant et certain pour le travailleur - plus que pour son travail - l’abolition n’a supprimé ni le besoin de travailleurs, ni le besoin de travailler.

L’éternelle nécessité de main d’œuvre a souvent impliqué une modernisation du travail forcé. A titre d’exemple, c’est sans transition que le jour même de l’annonce de l’abolition de l’esclavage à La Réunion arrivaient 500 « coolies » dans le cadre de contrats d’engagisme. L’esclave ne jouant plus son rôle, les autorités européennes ont fait appel à des travailleurs étrangers. Certains diront que ces engagés étaient des esclaves déguisés, d’autres expliqueront que leur condition n’était pas assimilable à l’esclavage. Juridiquement, ces travailleurs étaient effectivement libres, mais à n’en pas douter, leur maigre salaire ne suffit pas à écarter la situation de travail forcé.

5 à 10 ans pour éradiquer le travail des enfants et le travail forcé : l’ambition est grande pour l’Océan Indien où le travail forcé se pratique depuis des siècles. Alors que l’exploitation se modernise, les causes du travail forcé restent historiques. On n’ira pas jusqu’à envisager une prédisposition à l’asservissement, néanmoins, la pauvreté héritée de génération en génération dans l’Océan Indien peut rendre vulnérable au travail forcé.

La reconnaissance de la vulnérabilité est fondamentale en matière d’interdiction de travail forcé. Reconnaître une vulnérabilité, c’est admettre une obligation étatique de protection préventive. Si l’enfant est toujours reconnu comme vulnérable en raison de son âge, la reconnaissance de la vulnérabilité économique est loin d’être systématique et fait l’objet de débats au sein des organes internationaux de protection des droits de l’Homme. Loin de ces divergences jurisprudentielles, l’OIT, organe spécialisé dans la lutte contre le travail forcé, n’a cessé de mettre en exergue la corrélation entre pauvreté et travail forcé. Impossible donc d’étudier la pratique du travail forcé dans l’Océan Indien sans évoquer la précarité des populations indocéaniques.


Le chômage, en tant que facteur de précarité peut rendre vulnérable au travail forcé. Cependant, la vulnérabilité pouvant se compenser, la corrélation entre chômage et travail forcé doit s’évaluer au regard des politiques sociales existantes. Par exemple, même si le taux de chômage réunionnais est plus élevé qu’en métropole, la création du « RMI » devenu « RSA » a notamment permis aux réunionnais de s’affranchir progressivement des risques d’exposition au travail forcé. Au contraire, à Madagascar où le taux de chômage est très faible, le taux de pauvreté comme le nombre de victimes de travail forcé est élevé. C’est donc surtout le taux de pauvreté, en ce qu’il crée un besoin vital de travailler qui contribue à la potentialité du travail forcé.

Il convient toutefois de préciser que le pourcentage réunionnais de 42,40% retenu par l’INSEE correspond au seuil de pauvreté relative calculé sur la base du nombre d’habitants percevant moins de 1050€ par mois. Ce taux doit se distinguer du seuil de pauvreté absolu calculé par la Banque Mondiale au regard du nombre d’habitants vivant avec moins de 1,90$ par jour. La comparaison avec les autres territoires doit donc s’opérer avec prudence.

En tout état de cause, la pauvreté héritée dans l’Océan Indien, peut rendre les populations plus vulnérables au travail forcé. Pauvres, beaucoup ont besoin de travailler à tout prix et certains finiront par consentir à la perte de leur liberté. Dans quelle mesure une situation socio-économique peut-elle remettre en cause la validité du consentement d’un travailleur ? Une réflexion sur la reconnaissance de la vulnérabilité économique et sur la renonciation aux droits fondamentaux serait ainsi nécessaire en matière de travail forcé.

Pratiqué de toutes les façons : la diversité du travail forcé

Interdit par tous, pratiqué partout et tout le temps, le travail forcé fait preuve par ailleurs d’une certaine diversité. Déjà au XIXème siècle, les formes d’exploitation différaient d’un territoire à l’autre. Par exemple, aux Comores ou à Madagascar, l’esclavage coutumier existait avant l’arrivée des Européens et consistait en un rite guerrier permettant de réduire en esclavage les vaincus. Dans les îles européennes telles que Maurice, ou encore la Réunion, l’esclavage représentait un mode de production économique de denrées tropicales (coton, épices, café, sucre) au service des puissances européennes. Aujourd’hui, des migrants exploités dans une exploitation agricole, en passant par des jeunes filles contraintes de se prostituer, jusqu’aux travaux imposés à des détenus : les formes de travail forcé sont particulièrement variées.

Des travaux imposés dans le secteur privé …


Au XXIème siècle, la majorité du travail forcé est imposée dans le secteur privé. Qu’il s’agisse d’un particulier exploitant une jeune domestique ou d’une entreprise exploitant des travailleurs dans le domaine agricole, de construction, de textile ou autre, la mise en œuvre de l’interdiction du travail forcé dans ce secteur est rendue difficile par l’invisibilité de la pratique.

En effet, en l’absence de recrutement déclaré et de plaintes, difficile d’assurer une protection des travailleurs. C’est pourquoi, la lutte contre le travail dissimulé doit se coordonner avec l’interdiction du travail forcé.

A La Réunion, l’agriculture tient une place importante dans l’économie. Néanmoins, l’exploitation agricole fait partie des lieux de prédilection du développement du travail dissimulé et/ou forcé. A titre d’illustration, on peut rappeler l’affaire de l’agriculteur mis en examen notamment pour travail dissimulé et traite d’êtres humains. Il lui avait été reproché de faire travailler plusieurs mauriciens dans un verger de letchis pour 50 euros par jour, moins 25 euros de frais d’hébergement et de nourriture, pour une durée de travail dépassant les 12 heures par jour. Condamné pour travail dissimulé, l’agriculteur avait été relaxé de l’inculpation de traite d’êtres humains. Champs de letchis ou champs de canne, la problématique relative au travail non déclaré est partagée. Certains agriculteurs avouent même ne pas avoir d’autre choix que de recourir au travail dissimulé et se plaignent parfois des contrôles abusifs leur faisant perdre la main d’œuvre nécessaire à leur exploitation.

A Maurice, où le besoin de main d’œuvre est croissant notamment dans le domaine du textile, le travail dissimulé est une préoccupation majeure du gouvernement. A la différence de La Réunion, l’île sœur recrute régulièrement et en quantité importante des travailleurs étrangers. Néanmoins, la migration est un facteur qui augmente considérablement la vulnérabilité d’un individu face au travail forcé. Si les migrants partent dans l’espoir d’un avenir meilleur, beaucoup se retrouvent à travailler au noir dans des conditions éloignées des recommandations de l’OIT en matière de travail décent. Les migrants représentent ainsi 23% des victimes de travail forcé dans le monde.

… en passant par l’exploitation sexuelle

Les femmes et les filles représentent 99% des victimes dans l’industrie du sexe. L’Afrique n’est pas la région du monde la plus touchée par l’exploitation sexuelle. Néanmoins, face à la volonté d’éradiquer le travail des enfants rapidement, la situation actuelle à Madagascar mérite une attention particulière.

On entend par exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales l’abus sexuel par l’adulte et la rétribution en nature ou en espèces versée à l’enfant ou à une ou plusieurs tierces personnes. A Madagascar, la prostitution des mineurs, fermement interdite en droit national, se pratique aux yeux de tous et ne choque que lorsqu’elle touche des enfants prépubères. Les jeunes filles commencent à se prostituer dès l’âge de 13 ans, et la prostitution des jeunes garçons s’est développé avec le temps. De la même façon, le tourisme sexuel, dont les ressortissants malgaches représentent 70% des clients, est un fléau sur la grande île. Pour reprendre les mots de Mme Najat Maalla M’jid, rapporteuse spéciale des Nations Unis « si Madagascar dispose d’un cadre légal relativement complet, la mise en œuvre de ces lois souffre d’un manque d’effectivité du fait, entre autres, de l’impunité et des difficultés d’accès des enfants à des mécanismes de recours garantissant leur protection et leur sécurité ».

Face à cette réalité, la lutte contre les pires formes de travail des enfants est devenu une priorité du gouvernement malgache. Si, le Bureau International du Travail a souligné l’ensemble des initiatives visant à protéger les enfants victimes et vulnérables, le défi d’éradication du travail des enfants d’ici cinq ans semble encore bien optimiste.

… jusqu’aux travaux imposés par l’État

Les Etats ne sont pas les exploitants premiers des travailleurs, néanmoins, certaines pratiques peuvent soulever des difficultés au regard de l’interdiction du travail forcé.

A titre d’illustration, le travail en détention se trouve parfois à la limite du travail forcé. En 2018, l’OIT a ainsi interpellé le gouvernement comorien au sujet du travail des prévenus en attente de jugement. Par ailleurs, la commission de l’OIT a prié le gouvernement de prendre les mesures nécessaires pour assurer que les personnes qui expriment pacifiquement leurs opinions politiques ou s’opposent à l’ordre politique, social ou économique ne puissent pas être passibles de peines d’emprisonnement comportant une obligation de travailler. Aussi, à l’île Maurice, le travail d’un détenu au service d’un fonctionnaire est autorisé dès que le commissaire des prisons l’approuve, ce qui est contraire aux dispositions de la convention contre le travail forcé. Il a également été demandé à la France de s’assurer que les conditions de travail des détenus travaillant au profit d’entreprises privées ou d’établissements à gestion mixte se rapprochent de celles des travailleurs libres. Concrètement, le niveau de rémunération des détenus doit se rapprocher du niveau du salaire minimum national.

Le service national peut aussi créer une situation de travail forcé. A Madagascar, le service national se définit comme la participation obligatoire à la défense nationale et au développement économique et social du pays. L’OIT a donc prié fermement le gouvernement de prendre les mesures nécessaires pour s’assurer que le service national ne soit pas utilisé pour mobiliser de la main d’œuvre à des fins de développement économique.

L’interdiction du travail forcé à La Réunion : entre universalisme et régionalismes 

D’un point de vue théorique, l’interdiction du travail forcé revêt un caractère universel en ce sens qu’elle est garantie pour tout homme, sans aucune distinction d’origine, de race, de religion ou de sexe. Néanmoins, en pratique, sa mise en œuvre doit s’opérer pour tous les hommes dans leur pluralité. Entre les facteurs historiques ou encore socio-économiques, la protection du droit à ne pas être soumis au travail forcé s’inscrit largement dans un contexte régional. L’universalisme face au régionalisme fait l’objet d’un vaste débat en droits de l’Homme. Cependant, la mise en œuvre de l’interdiction du travail forcé à la Réunion offre une perspective assez originale. En effet, l’île de la Réunion, en tant que petit bout de France en Afrique, s’inscrit dans un contexte régional pluriel.

En tant que département français, ce territoire situé en plein cœur de l’Océan Indien dépend largement du cadre politique et juridique européen. En matière d’interdiction de travail forcé, l’île peut profiter de la jurisprudence dynamique de la Cour européenne des droits de l’Homme. A ce propos, l’influence de la Cour de Strasbourg n’est pas négligeable dans la mesure où elle a permis l’évolution du cadre juridique français après avoir condamné la France pour servitude et esclavage domestique. Cette avancée législative applicable sur le territoire insulaire permet ainsi de renforcer la protection des travailleurs réunionnais.

Située à plus de 10 000 kilomètres de l’Europe, le territoire indocéanique reste néanmoins fragilisée par sa situation géographique, socio-économique et historique. En effet, si un vent de liberté a soufflé sur l’Océan Indien au XIXème siècle et que la lutte contre le travail forcé constitue une priorité des gouvernements, force est de constater que le continent africain peine encore à mettre en œuvre l’interdiction du travail forcé.

En tout état de cause, les questions relatives à l’interdiction du travail forcé sont encore nombreuses. Eradiquer en travail forcé d’ici dix ans n’est pas envisageable sans réflexion commune. C’est pourquoi, le sujet mériterait l’organisation d’une table ronde entre spécialistes des droits de l’Homme, du droit du travail, historiens, économistes, sociologues, professionnels du droit, de l’inspection du travail… Réalisant actuellement une thèse sur l’interdiction du travail forcé dans la jurisprudence des organes internationaux de protection des droits de l’Homme, je serais ravie de discuter plus amplement de ce sujet avec vous.


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Pour en savoir plus

Bureau International du Travail, et Walk Free Foundation, « Estimations mondiales de l’esclavage moderne. Travail forcé et mariage forcé. » Organisation Internationale du travail, 2017.

Department of State United States of America, « Trafficking in persons report » 2019, https://www.state.gov/wp-content/uploads/2019/06/2019-Trafficking-in-Persons-Report.pdf .

ECPAT, « Rapport global de suivi de la mise en œuvre des actions de lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales. Madagascar » 2015, https://ecpat-france.fr/www.ecpat-france/wp-content/uploads/2018/10/rapport-global-de-suivi-2015-madagascar-ilovepdf-compressed.pdf.

FUMA Sudel, « La Route de l’esclave et de l’engagé dans les îles et pays du Sud-Ouest de l’océan Indien », Etudes Océan Indien, 2013, p. 49‑50, http://journals.openedition.org/oceanindien/1937 consulté le 01/12/2019.

GUINAMARD Louis, RIVIERE Tancrède, COLAS Geneviève et Secours catholique (France), Les nouveaux visages de l’esclavage : ensemble contre la traite des êtres humains, Editions de l’Atelier, collection Social Economie, 2015.

Haut-Commissariat des Nations Unies, « Madagascar / Prostitution et tourisme sexuel impliquant des enfants : au vu et au su de tous, en toute impunité », 2013, https://newsarchive.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=13582&LangID=F.

ROINSARD Nicolas, « Pauvreté et inégalités de classe à la réunion », Etudes rurales, no 194, 2014, p. 173‑189.

Un collectif temporaire, Actualités de la (dé)colonisation  : enquête sur l’héritage colonial, Territoires Be., 2018, p. 103-111.

Walk Free Foundation, « The global slavery index », 2018, https://www.globalslaveryindex.org/resources/downloads/.

YEPES Manuel, « Travail au noir  : un mal nécessaire selon les agriculteurs », LINFO.RE, 28 sept. 2016, https://www.linfo.re/la-reunion/societe/702983-travail-au-noir-un-mal-necessaire-selon-les-agriculteurs.

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