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L’histoire méconnue du chemin de fer réunionnais

Publié le 21 juillet 2019

Dans son roman « Des fenêtres sur l’océan » paru aux éditions Orphie, Jocelyne Le Bleis raconte un morceau peu connu de l’histoire de la Réunion : la construction du chemin de fer et tout spécialement le creusement des tunnels entre Saint-Denis et la Possession par des Italiens du Piémont.

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Lorsqu’Angelo, jeune Réunionnais du bas de la rivière Saint-Denis, fait la connaissance d’Antonio, un Piémontais, il n’imagine pas à quel point cette rencontre va peser sur le cours de sa vie. Dans la société coloniale des dernières années du XIXe siècle où la construction du chemin de fer fait désormais partie de la vie des Réunionnais, nous plongeons dans le quotidien d’un adolescent, de sa famille, de son quartier. Avec en filigrane, l’histoire des Italiens venus percer les tunnels.

Jocelyne Le Bleis : « Je suis heureuse d’offrir aux Réunionnais du monde trois extraits de mon roman abordant des thèmes différents : la vie dans la rue de la Boulangerie (1894), les courses à la Redoute, distraction très prisée des Réunionnais de toute condition, le débarquement des animaux sur le Barachois ».

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Extrait 1 : La rue de la Boulangerie


C’est un peu plus loin que l’odeur d’un cari secoua sa faim, lui qui n’avait mangé de toute la journée que quelques papayes cueillies dans la ravine, une poignée de vavangues. Du boucan de la case des Rougier filtrait un fumet alléchant et Angelo imaginait Deline Tout’Frèch, remuant dans la marmite, ail, oignon, curcuma et une grosse branche de thym. Il pouvait sans se tromper affirmer que la cuisinière était en train de jeter dans le saindoux des morceaux de porc, bien gras ; la graisse grésillait, embaumait et il s’en délectait. Il n’y avait pas meilleure cuisinière qu’elle. Mme Rougier le clamait haut et fort devant les marchands du Grand Bazar. « Donne à moin des tout’frèch » et Deline examinait chaque tomate, chaque patate douce, chaque bringelle, avec l’autorité d’un adjudant passant en revue ses conscrits.

Angelo s’était arrêté, avait rempli du parfum du cari, ses narines, ses poumons, son estomac, chacune de ses cellules. Il imagina sur la table, une grande marmite pleine à ras bord de beaux grains de riz blanc, une plus petite de lentilles fumantes et au milieu, le cari avec ses morceaux de viande ruisselant de sauce.

« An atandan kabri i manz salad, ti bèf i boir dolo sal ». Avec tout ce qu’il y a dans leurs marmites, il doit bien y en avoir un peu pour un pauvre boug’ comme moi » grommelait-on derrière lui. Il se retourna, reconnut le barbier et approuva : « Beaucoup pour les uns, si peu pour les autres, c’est ce que dit toujours mon père ». Quelques mètres plus loin, il ne restait rien de l’odorant repas des Rougier, mais il lui restait, à lui, les douloureux tiraillements de son ventre.

Depuis qu’il était petit, il ne s’attardait pas devant la case des de Pandrelle d’Ambley, à droite, à l’angle de la rue du Pont. Bien qu’imposante, construite en dur, avec un toit de zinc, signe éminent d’une belle aisance, la bâtisse lui inspirait de la pitié. C’est ce qu’il comprit un jour quand, reniflant l’air en quête d’une senteur d’ail ou d’oignon, il n’avait senti que la pingrerie. Pire : il s’était convaincu qu’on n’y mangeait pas. Il suffisait de voir le père, sec comme z’erb de juin, silencieux comme moine en prière, les femmes plus pieuses encore que des grenouilles de bénitier, pour comprendre que la famille avait pour devise « Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger ». Est-ce qu’à la Fête-Dieu, après que le curé, petit homme replet, eut béni le reposoir, un magnifique canevas de fleurs brodées dans des palmes, eut loué la piété de la famille, on s’autorisait une daube de viande ou de poisson ? Sans parler d’un petit verre de rhum arrangé ? Angelo répondait non, sans appel. Jamais du triste boucan ne suintaient le moindre parfum, la plus petite odeur.

Il arrivait maintenant du côté de la fontaine, le cœur du quartier, où les odeurs de pourriture faisaient oublier celles de cuisine, où l’urine qui arrosait les pieds de bois s’écoulait lentement dans le cloaque. Quelques cochons y pataugeaient que des marmailles chassaient à coups de bâton. Pourtant, la fontaine était ce qu’il y avait de plus beau dans la rue, une véritable œuvre car, hormis quelques cases, il n’y avait que misérables cahutes, petits ateliers, fabriques, et, disséminés, de petits vergers. Un ouvrage sculpté en fonte et, de la tête de la tortue dégoulinait un filet d’eau. La fontaine, fierté de ses habitants, avait été bénie par le curé. Dieu a donné la beauté à tous les hommes, avait-il dit, lors de l’inauguration. Les pauvres gens l’avaient bien entendu. Pour une fois, les édiles ne les avaient pas oubliés. Ceux qui descendaient l’escalier Ti katsou s’arrêtaient pour s’y désaltérer. Au moindre prétexte, les fillettes venaient y remplir leurs bidons. Dans la longue file de fers blancs rangés comme des soldats indisciplinés, elles s’adonnaient avec bonheur au ladi-lafé.

« Oute bértèl lé lour, ou porte la mizèr domoune si oute do ? ».

Angelo salua de la main Milo, qui, comme tous les désœuvrés et les désengagés, se tenaient là chaque jour, attendant ils ne savaient quoi ; que demain chasse aujourd’hui. Il les avait toujours vus, adossés aux murs, incrustés dans les pierres, déchirant avec ce qu’il leur restait de dents, des tiges de canne à sucre. À l’ombre, un peu plus loin, un groupe de Malbars, d’Indiens appuyés au tronc des arbres ou affalés dans un coin, sirotaient du rhum. Ivres. « Ces Indiens ont pour vice l’alcool » répétait à qui voulait l’entendre Mme Rougier. Il suffisait d’un rien, d’un mot mal compris, d’un regard ou d’un geste jugé insultant, pour que les vapeurs de l’arack s’enflamment et embrasent la place. Les couteaux jaillissaient des poches, les lames brillaient, coupaient plus souvent l’air que les chairs. La fontaine, finalement, nettoyait les esprits et l’hôpital, à quelques pas de là, soignait les plaies.

Extrait 2 : Les courses à La Redoute


Dans les rampes de la montagne, des milliers de points colorés émergeaient de la végétation luxuriante. Durant la matinée, des campements s’étaient improvisés sous les tamariniers et, dans une joyeuse cacophonie et un bruyant désordre, on suivait les épreuves et surtout, on attendait avec une délectation impatiente non pas la victoire de tel ou tel cheval, mais les incidents qui ne manqueraient pas d’arriver, principalement dans les courses d’ânes.

La course de poneys était annoncée. Sept concurrents s’affrontaient, montés par des jockeys improvisés, des jeunes qu’on était allé recruter dans la ville, qu’on avait convaincus contre un peu de monnaie. La perspective de quelques billets - et surtout celle d’être regardés - ne faisait pas de ces garçons des jockeys mais tout en s’amusant, ils amusaient le public. Parmi eux, un jeune Mauricien fit son effet. C’était un petit indien d’une douzaine d’années, tout fluet, chevauchant sa monture à nu et qui fut fortement applaudi lorsqu’il passa devant les tribunes.

Angelo cherchait Ti’Louis dans la foule et espérait le trouver du côté des écuries protégées du public par une bordure de chokas-baïonnettes. Il avait assisté de loin à la pesée ; les équipages avaient dû prouver au gendarme chargé du contrôle qu’ils ne possédaient aucune arme, ne disposaient d’aucun moyen d’entraver la course des concurrents, mais il était bien difficile au représentant de l’ordre de vérifier qu’aucun cavalier n’avait reçu de l’argent pour ralentir le trot de son coursier.

Angelo se glissa parmi les spectateurs, les calèches et les charrettes des marchands. L’hippodrome avait des airs de foire : chacun s’installait là où bon lui semblait, à l’exception des tribunes réservées aux notables. Si Angelo ne voyait pas les coursiers, il entendait leur pas lourd, les clameurs du public lorsqu’un poney trébuchait et roulait dans la poussière. « Lève out cul » criait-on autour de lui. Il s’approcha de la barrière pour jouir du spectacle : le jockey s’épuisait à tenter de relever sa monture, quand, pour l’éviter, le poney qui suivait, crut bon, non pas de contourner l’obstacle, mais de traverser le terrain afin d’économiser la moitié du trajet. Son cavalier lui infligeait des coups de bâton, tentait de le ramener dans le droit chemin mais rien n’y fit : la pauvre bête n’en faisait qu’à sa tête.

…..

Quand le râlé-poussé se fut apaisé, que chacun retourna à son poste, Angelo aperçut Ti-Louis. Tous les deux se régalaient des courses des batavias. On connaissait ces petits chevaux pour leur caractère rebelle et leur incapacité à se plier aux ordres de leur cavalier. Une quinzaine venait de prendre le départ et deux montures partaient déjà en sens inverse. On attendait avec inquiétude le point de leur rencontre mais il n’eut pas lieu, les deux rétifs s’étaient débarrassés de leur cavalier et fonçaient droit vers les tribunes pour gagner la sortie. La foule s’était déplacée et les jeunes les plus téméraires essayaient d’arrêter les fugitifs. Ils réussirent à grand-peine à calmer le premier mais l’autre grimpa dans les rampes, semant la panique parmi les spectateurs et disparut dans la montagne. Le public s’esclaffait, des paris spontanés s’engageaient misant sur de nouvelles défections. En effet, imitant ses compagnons, un batavia fit demi-tour, s’engouffra dans l’intervalle entre deux chokas, galopa insolemment devant les tribunes et alla vanguer dans la foule, suivi d’un cortège hurlant et déchaîné.

Le gouverneur et le Maire avaient quitté leur place. Ils n’appréciaient pas ce spectacle qu’ils jugeaient désolant et qu’ils assimilaient à un jeu de cirque. Ils se refusaient à assister à la dernière course de la journée, celle des ânes qui réjouissait tant les petites gens.

Extrait 3 : Débarquement d’animaux au Barachois


Tandis qu’Antonio revivait ce onze février, ils avaient gagné la Place du Gouvernement et s’étaient assis sur les canons en direction de la falaise. Plusieurs bateaux mouillaient au large et Angelo observait les chaloupes qui approchaient. Des curieux s’étaient rassemblés aux abords des pontons et ne perdaient rien du débarquement des marchandises et surtout des animaux. Des barques chargées accostaient et les portefaix poussaient les badauds, descendaient par l’échelle jusqu’à l’embarcation, chargeaient sur leurs larges épaules les caisses. Dans une chaloupe, Angelo remarqua un mulet que deux hommes harnachaient et attachaient à une poulie. Sur l’appontement, deux malbars attendaient le signal venant de l’embarcation, pour tirer sur la corde fixée à un treuil et hisser l’animal. L’opération se faisait avec lenteur, seuls quelques ordres lancés calmement ponctuaient la manœuvre. Le mulet ne semblait pas le moins du monde perturbé ; en dehors d’une patte qui battait l’air, il se laissait soulever. Ce n’était pas la première fois qu’Angelo assistait à un tel spectacle. Le plus souvent, c’était l’arrivée des bœufs venant de Madagascar qui attirait les gens et sitôt dans l’eau, les malheureuses bêtes s’ébrouaient, certaines désorientées repartant vers le large et s’y noyaient, sous les cris effrayés des badauds et surtout du « roi bœuf ».

Maintenant, le mulet, libéré de son harnais, se dirigeait vers le parc à bestiaux, à la Petite Île, laissant derrière lui une trace mouillée. Les barques allaient et venaient. Antonio s’était tu et comme Angelo, il était totalement absorbé par ce ballet familier. Un paille-en-queue dessinait dans le ciel de grandes courbes et volait vers la falaise. Angelo suivait son vol libre et léger jusqu’à l’entrée du tunnel plus loin. Antonio reprit le fil de son récit :

– C’est surtout le lendemain, pour l’inauguration de la ligne sous le vent, que j’aurais voulu être du voyage. Là, j’étais vraiment concerné. Est-ce que ce beau monde allait mesurer la peine que nous avions eue à creuser les tunnels ? Est-ce qu’ils allaient penser à nous qui avions perdu des nôtres pour que les gens puissent aller rapidement de Saint-Pierre à Saint-Benoît ? Si j’avais été avec eux –dans la voix grave d’Antonio, perçait une émotion contenue–, je leur aurais fait réciter leur chapelet, tandis qu’ils roulaient sur les rails, sur la terre souillée de lambeaux de chair, des corps explosés de mes compagnons. 10 km 500 de tunnel que nous avions percés ! En trois ans ! Même à Paris, dans les journaux, on a parlé du chemin de fer de la Réunion. Je me souviens ! Quelqu’un m’a lu un article de l’Illustration, on disait que nous avions creusé le plus grand tunnel à voie étroite du monde, après celui du Mont-Cenis et du St Gothard.

L’auteur


Jocelyne Le Bleis est née en Vendée en 1948, mère de 3 enfants et grand-mère de 3 petits enfants. Elle arrive à La Réunion en 1983 où elle enseigne au lycée professionnel Léon de Lépervanche (Le Port). C’est lors d’un atelier d’écriture de contes organisé par l’association Lire et faire lire que son robinet à mots s’est ouvert et une quinzaine de contes en ont coulé. Un robinet qui ne s’est plus refermé. Elle participe de 2013 à 2018 à l’atelier d’écriture sur le patrimoine de Saint-Denis. Très attirée par l’Italie qu’elle découvre à la retraite, elle apprend l’italien et fait partie du bureau de Ciao Réunion, association qui œuvre pour la diffusion de la culture et de la langue italienne à La Réunion et participe à l’organisation du Festival du film italien à Saint-Denis. En 2019, elle publie son 1er roman Des fenêtres sur l’océan chez Orphie.

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