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Trois planètes sur un caillou - Analyse

Publié le 1er décembre 2018

« Ces trois planètes se trouvent sur le caillou que représente La Réunion, mais elles ne sont pas connectées entre elles. » Extrait du Journal de Paul Hoarau (novembre 2018). Homme de média et de politique, ancien conseiller régional et fondateur du Comité du Progrès, Paul Hoarau est fortement impliqué dans la vie civile et la société réunionnaise depuis de longues années.

Paul Hoarau sur la scène du TEDx Réunion 2012

« Les trois planètes sont ce que j’appelle l’agora, la varangue et la cour. L’agora, c’est le monde officiel, les institutions et tout ce qui tourne autour. La varangue, c’est le monde créole qui a « réussi », qui n’aime pas trop l’agora, mais qui n’ose pas le dire parce qu’elle assure sa prospérité. La cour, c’est le monde créole des pauvres, des petits ; l’agora assure le nécessaire à ceux qui en font partie, mais dispose d’eux à sa guise. Ils ont le sentiment qu’ils comptent pour rien. Ces trois planètes se trouvent sur le caillou que représente La Réunion, mais elles ne sont pas connectées entre elles. Le tableau est esquissé, donc très simplifié : il n’y a pas, dans leur fonctionnement, de connexion d’une planète à l’autre, mais un enchevêtrement complexe de relations à la marge.  

Pour comprendre cette déconnexion entre le fonctionnement de l’agora, de la varangue et de la cour, il faut fréquenter les trois mondes des trois planètes. Et là, nous nous faisons un constat : ces trois mondes ne se fréquentent pas. Il existe des relations nécessaires, inévitables, des relations administratives, des relations d’affaires, des relations parfois familiales, parfois personnelles, parfois religieuses, entre les individus ou des groupes d’individus. Ces relations se font à la marge du cadre des institutions établies. Les femmes et les hommes qui ne font pas partie de l’agora, n’ont pas la parole sur l’organisation de ces institutions, ils s’en accommodent. Pour cette raison, les uns et les autres ne les remettent pas en cause.

Quand on assiste aux assemblées, aux conférences, aux colloques et autres travaux de l’agora, on est en présence d’un entre soi d’acteurs qui se considèrent comme les décideurs suprêmes du sort des peuples de la varangue et de la cour. Et dans cette agora, il faut encore distinguer les décideurs de Paris et ceux qui les représentent localement, et les décideurs-péi. Entre eux, il n’y a pas de dialogue, encore moins de négociation, de partenariat. Les hommes du pouvoir central de Paris et de la déconcentration donnent le la, fixent les objectifs, offrent les moyens ; les dirigeants politiques locaux, de la décentralisation, essaient d’obtenir des premiers, chacun par ses moyens propres (appartenance au même parti, à la majorité, relation personnelle, etc.), des adaptations, des dérogations, des expérimentations, parfois des dispenses d’observer la loi.

Il y a, quelque part, des connections et des négociations. Mais les connections ne sont pas institutionnelles et les négociations sont des arrangements personnels en marge des institutions. Les responsables politiques locaux n’ont pas de projet global pour La Réunion, mais des projets ponctuels en fonction de lubies, de lobbies, d’idées à la mode, qui ne s’inscrivent ni dans une vision générale, ni dans une perspective. Les politiques ne sont pas durables. Depuis soixante ans de vie publique, j’ai été témoin de « relances multiples » : relance de la canne, du géranium, du tourisme, de la coopération régionale, des énergies renouvelables, etc.

Sur la scène du théâtre de la politique, quand un ministre se déplace, tout le monde attend ses oracles et ses décisions sur tout, comme si les présidents de région, de département et les maires des communes n’existaient pas. Au sein même de la planète agora déjà, le Président, le ministre de passage, le préfet, etc. discourent, décident, expliquent, prennent des mesures, créent des comités et les élus locaux leur disent : « Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, Monsieur le Préfet, nous comptons sur vous pour ne pas diminuer le nombre d’emplois aidés, pour régler le problème requins, pour financer la NRL, etc. : mettez en place des structures sous votre tutelle, nous participerons.

Et dans l’entre soi de l’agora se mettent en place des stratégies, des institutions, des mécanismes souvent compliqués, à grands renforts de financements, mobilisant des « têtes d’œufs » super intelligentes, super diplômées, super spécialisées, super expertes : un ensemble de dispositifs importants, compliqués au service des peuples, sans que ces derniers soient présents, pour des services qu’ils ne demandent pas parce qu’ils n’en ont pas besoin et qui ne répondent pas à leurs attentes. On ne peut s’empêcher d’invoquer cette pensée de Nelson Mandela (la citation n’est pas mot à mot) : « Si vous voulez faire quelque chose pour nous sans le faire avec nous, vous le ferez contre nous »

La varangue n’approuve pas l’invasion de multinationales qui s’étalent, monopolisent et absorbent l’économie locale. Notre banque, notre industrie sucrière, ont été vendues, nous n’y sommes plus. Mais ce système économique de l’agora-Paris offre des marchés publics, des sous-traitances, des subventions, des exonérations, des aides : l’opportunité de la NRL et de l’extraction de blocs de roches ne nous importent pas, ce que nous voulons, c’est transporter des blocs des carrières au chantier. Alors, construisons la route et ouvrons des carrières !

La varangue s’inquiète de l’extension des monopoles et de la prédation des entreprises locales. L’agora n’en a que faire. La varangue s’inquiète des suppressions des sursalaires des fonctionnaires, des abattements d’impôts. L’agora-pei demande à l’agora-Paris de faire attention, cela peut tourner mal. La varangue voit de plus en plus mal le recrutement de cadres métropolitains, voire le remplacement de cadres réunionnais par des cadres métropolitains, l’agora ne réagit pas. Elle ne réagit pas davantage quand les administrations déplacent systématiquement, contre leur gré, des fonctionnaires locaux pour les remplacer par des fonctionnaires métropolitains. Dans tous les cas, l’agora-pei n’a pas de vision politique globale, elle agit – elle réagit plutôt – au coup par coup, au pif, au pif des conséquences électorales. 

Dans ces cénacles de l’agora, ni la varangue, ni la cour ne sont présentes. Non ! Nous repérons parfois des représentants de la varangue : ce sont ceux qui inspirent les politiques et en tirent profit. Mais même eux, dans ces enceintes, se taisent.

Quant aux gens de la cour, ils ont le RSA, la couverture universelle, la continuité territoriale, les emplois aidés, les allocations, ils devraient être contents, ils devraient laisser les grands exercer tranquillement les responsabilités politiques. S’ils votent bien, ils seront récompensés, qu’ils ne se mêlent pas de politique. S’ils veulent du travail, on leur en trouve s’ils sont sages, on les aide à en trouver en France, en Europe, au Canada. Si les gens de la cour, travailleurs, habiles, heureux, montent un peu trop haut, s’ils sont susceptibles de gêner, on les exécute. Si l’agora a un projet qui intéresse le terrain de quelqu’un de la cour, il en est chassé. Et le malheureux de la cour n’est protégé par personne contre l’arbitraire de l’agora, même pas par la Loi.

Dans ce système, tout le monde peut trouver son compte de « bonheur » s’il est gentil à sa place : ça baigne ! On pourrait faire mieux. » 


Lire aussi : Les Fondamentaux pour La Réunion et la Conférence des mille / d’autres analyses de Paul Hoarau / le blog http://reelr974.eklablog.com / www.facebook.com/lejournaldepaulhoarau / Contact : [email protected]

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