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Regard historique – La Réunion en 1949, vue par un le journal Le Monde

Publié le 9 avril 2009

Yvan Combeau, Maître de Conférences en histoire contemporaine à l’Université de La Réunion, analyse une série d’articles publiés en 1949 par un envoyé spécial du Monde : “L’Ile de La Réunion, colonie déshéritée, département abandonné” , “A La Réunion, département abandonné que ruine la passion politique” , “Son statut de département français paralyse la colonie de La Réunion” , “L’assimilation de La Réunion devrait valoir à l’île plus d’avantages que de sacrifices” , “Pour que La Réunion, département très “vieille France” ne reste pas une “belle fille en haillons”.

Journal Le Monde à La Réunion

Article d’Yvan Combeau extrait du site du Centre de Recherche sur les sociétés de l’océan Indien (CERSOI) : 1949, Le Monde et La Réunion

En mars 1946, La Réunion devient département1. Les artisans de la départemen talisation voient dans ces nouveaux rapports avec la métropole une réponse à la situation catastrophique de l’île. Il nous suffit de rappeler ici que La Réunion connaît la pénurie la plus complète pour que chacun prenne la mesure des enjeux économiques et sociaux de ces années post-seconde guerre mondiale. La Réunion adopte aussi avec le vote de la loi de départementalisation une position singulière dans une période où l’empire colonial français se fissure.

Trois ans après le vote de l’Assemblée Constituante2, la fin des années quarante marque le début des désillusions. Certes, les discours officiels affirment combien La Réunion est la France. Mais, par delà les interventions du préfet Paul Demange ou les éloquences d’un Gustave Moutet venu inaugurer les nouvelles salles du Musée Léon Dierx3, La Réunion attend une réelle départementalisation.

1 - LE REGARD DU MONDE

Peu de quotidiens nationaux se soucient d’analyser le cas de La Réunion dans les années quarante et cinquante. Lors du Colloque international “1946, La Réunion département” de décembre 1996, nous avons souligné cette indifférence (inconscience ?) de l’opinion publique française et la fausse unanimité exprimée par l’Assemblée Constituante. En janvier 1949, le quotidien Le Monde publie sous la signature d’André Blanchet une série d’articles consacrés au jeune département. L’étude présentée par Le Monde constitue un document exceptionnel et riche d’enseignements sur l’histoire de La Réunion.

La presse est là une source et un objet d’étude. Les rapports histoire-presse, histoire-journalisme sont anciens, mais combien passionnés : question de territoires, question de temps. “C’est le devoir de l’historien de ne pas laisser cette interprétation du monde contemporain à d’autres, que ce soient les médias et les journalistes (sans parler des propagandistes) ou bien les diverses sciences sociales”4. Notre principale intention est ici d’examiner au travers de ces articles la construction d’un regard (une connaissance) porté sur la société réunionnaise de la fin des années quarante.

L’observateur a déjà une Histoire. Le Monde paraît depuis le 18 décembre 1944. Il est “l’héritier de la formule et des biens du Temps”. Sous la direction d’Hubert Beuve-Méry, le quotidien a rapidement acquis une réputation nationale et internationale. Il n’est pas la voix de la France voulue par le Général de Gaulle, mais une voix française entendue et parfois redoutée.5

André Blanchet, envoyé spécial du quotidien de la rue des Italiens, est un bon connaisseur des îles du sud-ouest de l’océan Indien. Il a suivi le conflit francomalgache entre 1947 et 1948 6. Il est présent à La Réunion pour mener son enquête au mois de novembre 1948. Son étude paraît à la fin du mois de janvier 1949. Le journaliste aborde de nombreux aspects de la vie réunionnaise (temps de la Colonie, temps du département, analyse du littoral et des hauts, aspects démographiques, étude de la vie politique...) et ne laisse pas le lecteur se débattre avec les seuls faits relevés, voire hiérarchisés. Il aime préciser sa position sans ambages. Et au terme de cinq articles, il ne quitte pas ses lecteurs sans apporter une conclusion des plus personnelles.

L’architecture de cette série d’articles associe un bilan de la situation de La Réunion et un constat sévère sur le désintéressement de la métropole. Les cinq titres des articles sont révélateurs de la construction globale du projet d’André Blanchet :
- “L’Ile de La Réunion, colonie déshéritée, département abandonné.” (Le Monde du 23-24 janvier 1949).
- “A La Réunion, département abandonné que ruine la passion politique.” (Le Monde du 25 janvier 1949).
- “Son statut de département français paralyse la colonie de La Réunion”. (Le Monde du 27 janvier 1949).
- “L’assimilation de La Réunion devrait valoir à l’île plus d’avantages que de sacrifices”. (Le Monde du 29 janvier 1949).
227
- “Pour que La Réunion, département très “vieille France” ne reste pas une “belle fille en haillons”. (Le Monde du 30-31 janvier 1949). 7

La Réunion département ?

Bon élève des écoles de journalisme, André Blanchet sait qu’il doit “accrocher” son lecteur dès les premières lignes de son papier. Son accroche : l’étonnement autour d’une question préliminaire : La Réunion est-elle un département français ?

“Un département français où sucre et chocolat sont en vente libre, et les resquilleurs du marché noir ne l’ont pas inclus dans leurs circuits fructueux ! C’est qu’ils le chercheraient en vain sur la carte Michelin. Mais s’ils s’y transportaient néanmoins quel ne serait pas leur dépit de n’y trouver aucune pompe où présenter leurs faux tickets d’essence, aucune terrasse de café où boire les bénéfices de l’expédition !” 8

Regards sur La Réunion, mais aussi psyché de La France sous le Ministère du “bon docteur Queuille” 9. Difficile de comprendre cette première approche, ce premier angle d’observation si l’on ne songe pas à la situation française. Ce préambule renvoie avant tout à la vie quotidienne de la France en ce début 1949 et au maintien des restrictions 10.

A partir de cette première dissimilitude, André Blanchet axe sa construction autour d’une étude comparative (comparatiste) entre les départements français et La Réunion (“Singulier département donc, et étrangement différent des autres”). Il distingue successivement des points forts :

Des différences économiques :
• Absence d’impôt de solidarité et de prélèvement exceptionnel.
• Coût élevé de la vie (il note que son propre journal s’achète 30 francs à La Réunion. En métropole le prix est de 7 ou 8 francs) 11.
Des différences de rythmes :
•Décalage des informations.
• Des rythmes scolaires.

Des différences démographiques :
En 1949, l’île compte près de 240.000 habitants. L’étude d’André Blanchet révèle une attention, un regard insistant, sur ce qu’il désigne comme “les particularités de ces citoyens”.
“Autres particularités de ces citoyens : la majorité d’entre eux ont la peau noire, un plus grand nombre encore ne marchent que pieds nus, et sans doute neuf sur dix n’ont-ils jamais foulé le sol de France. Mais si dans ces communes on ne consomme que des produits français, l’épicier qui les sert, reconnaissable au disque plat et rond de sa face, est invariablement un chinois”. 12

Dans sa courte présentation des signes distinctifs de la population, la hiérarchie dans le témoignage n’est pas indifférente. Blanchet désigne d’abord l’alcoolisme (encore un style accrocheur ?) 13 avant d’en venir à l’un des traits essentiels dans une analyse sociétale : le taux de mortalité infantile (un des plus élevés du monde en 1948-1949) et à l’accroissement naturel (5.000 habitants par an).

“Les Réunionnais consomment en moyenne un million de litres d’alcool par an. Le “coup de sec”, le petit verre de rhum bu d’un trait chez l’épicier “chinois” ligue ses effets avec ceux du paludisme, de la tuberculose, de la sous-alimentation, des mariages consanguins, pour débiliter la race. Dans quel département le Conseil de révision a-t-il à éliminer comme ici, 50% des conscrits ?” 14.

Certes, l’alcoolisme est une donnée sociale particulièrement notable, mais est-elle véritablement discriminante au regard de l’ensemble des départements français ? Le taux de natalité, le taux de mortalité infantile (149‰ en 1946, 200‰ en 1948) expriment bien davantage une situation manifestement atypique 15.

Le constat des dissemblances établi, Blanchet revient à la question cruciale des retards de La Réunion dans son développement économique et social.

2 - UN INVENTAIRE DES RETARDS

Comment regarder vivre La Réunion et ne pas discerner ces décalages, ces écarts, si criants. “Dans un inventaire général des départements français La Réunion apparaîtrait nettement comme un des plus pauvres, et son incorporation à leur liste entraînerait de très sensibles modifications des statistiques, ne serait-ce qu’au chapitre de la démographie et pour le pourcentage des illettrés”. 16

Quels sont les signes notables de ce retard ? L’examen du journaliste aboutit à une description (transcription) détaillée de plusieurs secteurs. Le document se présente comme un relevé, certes fragmentaire, mais des plus précieux. Là encore, le regard du journaliste se construit à partir d’une Histoire nationale marquée par la reconstruction engagée par le gouvernement du général de Gaulle. Dès l’automne 1945, une équipe réunie autour de Jean Monnet travaille à la modernisation du pays.

Le décret du 3 janvier 1946 donne existence au premier plan dont l’objectif est d’oeuvrer à “la modernisation et l’équipement de la métropole et des territoires d’Outre-Mer” 17. Au moment où la France commence à toucher les dividendes de cette restauration économique, La Réunion reste en marge. Et les articles soulignent les principaux traits des décalages réunionnais avec le développement de la métropole.

La vétusté des équipements :

• Le train ?
“Ses trains qui à Saint-Denis déversent leurs voyageurs en face de la Préfecture, à même la chaussée, et se font précéder dans la traversée de la capitale par un coureur à pied porteur d’une sonnette paraissent empruntés à quelques musées du Second Empire pour servir de modèle au dessinateur Dubout ; je doute qu’ailleurs dans le monde roulent encore de ces voitures en miniature...”. 18
• L’Hôpital ?
“Pour toute l’île, un seul hôpital digne de ce nom...” 18.
• Les écoles ?
“Et pour quarante mille enfants fréquentant l’école vingt deux mille places assises dans des bâtiments dont certains menacent ruine”. 19
• Le Port ?
“Organe vital pour l’approvisionnement d’une île, le port unique de La Réunion, à la Pointe des Galets s’est détérioré depuis quelques lustres au point de devenir le cauchemar des compagnies de navigation” 20.

Les méthodes de travail :

“J’ai vu construire le remblai d’un pont par des ouvriers se passant les moellons de la main à la main de la manière même dont j’imagine que furent édifiées les Pyramides, et il faut croire que l’âge de la brouette n’a pas encore abordé à ces rivages s’il est exact que les cantonniers ont l’habitude de transporter les pierres ... sur leur tête” 21.

Dans cet examen des retards, André Blanchet opère une utile distinction en évoquant le sous-ensemble des Hauts. Mais, pour dépeindre les populations des Hauts, il renoue avec un vocabulaire et des expressions utilisés par Charles Leal dans son récit de voyage paru à la fin du XIXème siècle.

“Les “hauts” de La Réunion où le voyageur de passage ne s’aventure qu’exceptionnellement où vivraient prétend-on des gens n’ayant jamais vu la mer, nourrissent des populations, en majorité blanches, dont la condition demeure fatalement assez primitive”. 22

Dans l’explication des retards accumulés au cours des années postdépartementalisation, André Blanchet note évidemment les conséquences du cyclone de 1948. Un des intérêts de ce document réside certainement dans ce relevé des dévastations du cyclone de janvier 1948. Les constatations (dix mois après) faites par le journaliste confirment la force destructrice des vents. Les dommages causés sont encore (et le seront pendant plusieurs mois) matériellement observables. Le chiffre des dégâts a été évalué à près de 5 milliards de francs. Le pourcentage des habitations dévastées dépasse le chiffre de 10% fréquemment avancé. Si quelques édifices ont été réparés, des équipements remis en fonction (le pont ferroviaire de la Rivière des Galets), combien d’autres structures sont encore inutilisables :

“Combien de choses demeurent aujourd’hui encore dans le même état qu’au 28 janvier ! Toujours fermés, par exemple, parce que non restaurés, le Musée Léon Dierx, et le Musée d’Histoire Naturelle. Mais, il n’est même pas nécessaire de s’éloigner autant que cela de la Préfecture pour constater l’abandon total des ruines à leur triste sort. A 100 mètres de là, la promenade en bord de mer qu’anime chaque soir une foule avide de fraîcheur et de potins, est toujours obstruée par une épave d’un autre genre, évoquant celle d’un zeppelin fracassé ; il s’agit du grand pylône de la radiodiffusion”. 23

En 1948, comme le souligne un article de Notes et Etudes Documentaires de La Documentation Française : “Le cyclone qui dévasta les cultures, détruisit les maisons et bouleversa l’économie”. 24 Le bilan est tragique : 165 morts et près de 3 milliards C.F.A. de dégâts. La métropole ne reste d’ailleurs pas indifférente. Le Conseil des Ministres du 12 avril, puis l’Assemblée nationale ont insisté sur la situation dramatique du nouveau département. Une subvention de 200 millions de francs métropolitains est votée à l’Assemblée nationale. 25

3 - DES EXPLICATIONS PARTIELLES

Après avoir isolé l’impact du cyclone, Le Monde privilégie trois explications pour saisir ces retards :
- Le désintérêt de Paris pour La Réunion.
- Les effets pervers de la départementalisation.
- Les affrontements politiques.

Sur le dossier de la départementalisation, les rapports entre La Réunion et les gouvernements depuis trois ans et, plus encore, la nature des débats politiques réunionnais, le journaliste s’engage plus nettement.

Un département abandonné

André Blanchet porte un jugement catégorique : depuis plus d’un demi siècle la France est défaillante à La Réunion. Cette donnée de temps, quelque peu imprécise, est davantage là pour signifier une permanence dans les rapports métropole - La Réunion. Le XIXème siècle, voire le XVIIème et le XVIIIème, sont a contrario convoqués pour magnifier une “belle époque”.

“Jamais la France n’a été aussi éloignée physiquement de ce territoire que depuis la transformation de celui-ci en département. Il suffit de se reporter aux livres d’enregistrement des administrations pour y relever qu’en 1671 les instructions ministérielles arrivaient souvent de Versailles en moins d’un mois, en 1880, il n’était pas rare 26 que le courrier parvint en vingt-quatre jours. Aujourd’hui les bureaux reçoivent l’“Officiel” avec trois mois de retard”. 27

Tableau des plus sombres que le journaliste surcharge au fil de ses articles insistant ainsi sur les silences et les incompétences des Ministères successifs. “Mais Paris ne semble pas s’intéresser davantage aux affaires courantes de ce département sans doute trop lointain - si lointain que bon nombre de fonctionnaires ne sauront jamais le localiser sur la mappemonde.

Ignorée géographiquement La Réunion reçoit souvent son courrier administratif “via New-York” sans doute parce qu’on la croit une des Antilles”. 28 “Heureux néanmoins celui qui obtient de sa direction parisienne une réponse à ses demandes. Aux rapports, aux lettres, aux télégrammes, qui partent chaque jour de La Réunion, il n’est en effet répondu qu’exceptionnellement, comme si les problèmes du jeune département dépassaient la compétence des administrations centrales ou si à Paris personne n’osait assumer la responsabilité d’une décision quelconque à leur sujet”. 29

De fait, il existe de par les distances, le rythme des Histoires (de la métropole et du jeune département) entre Paris et Saint-Denis un “temps de connaissance” et de “reconnaissance”. En 1949, la voie aérienne n’est pas encore utilisée pour tous les échanges. Au temps où Paris décide s’ajoute la durée d’un trajet. Mais, plus grave encore est la situation (le sentiment) d’abandon, d’indifférence. L’écart se creuse entre un département en attente de réformes et de réalisations et des gouvernements qui n’ont pas la volonté politique (depuis 1946-1947) de mettre en forme, en actes, la loi du 19 mars 1946.

“Indifférence, négligence ou sabotage ? Le résultat de toute manière, saute aux yeux : un pays à demi-paralysé, dont la vie reste pratiquement suspendue, dans l’attente de décisions qui ne viennent jamais, un pays voué au provisoire et au régime des avances” 29.

La France métropolitaine a de toute évidence d’autres priorités. Le gouvernement français fait face au plus pressé (au plus pressant, au plus présent !) et la situation de l’île de La Réunion passe après la grève de la presse parisienne, les élections aux Caisses primaires de la Sécurité Sociale et des Allocations Familiales, le vote des lois sur les loyers ou les grèves dans les Houillères. Ne faut-il pas attendre le 20 juillet 1947 pour qu’un préfet soit nommé et remplace le gouverneur ? Paul Demange, ancien préfet de la Seine et Marne, succède le 15 août 1947 (soit plus de 16 mois après la loi sur la départementalisation) au gouverneur Capagorry.

La départementalisation

André Blanchet revient peu sur l’événement que constitue la loi du 19 mars 1946. Il le note, mais comme un simple rappel (acte de naissance de quatre nouveaux départements). Rien n’est dit sur les acteurs politiques qui sont à l’origine de ce projet de loi, rien sur le contexte politique exceptionnel de la première Constituante, rien des débats à La Réunion et à Paris. Le lecteur du Monde n’avait déjà guère été informé en mars 1946. Trente lignes sur la cinquième colonne de la dernière page avaient annoncé le vote.

Au terme de départementalisation (“imprononçable néologisme”) 30, André Blanchet préfère d’ailleurs, dès son premier article, parler “d’assimilation d’un territoire colonial à un département”. Il reconnaît pourtant que la départementalisation est un mot qui revient fréquemment dans les conversations. “Pour les habitants de l’île, cette grande mue n’équivaut-elle pas à une révolution, qui touchera à chacun d’entre eux dans sa vie professionnelle et ses intérêts”.

S’il marque cette aspiration de l’opinion, Blanchet ne prend pas le temps d’analyser ces trois années (1946-1949). A l’aune des espérances, le constat est des plus décevants. Les oppositions financières d’André Philip ont nourri nombre de décisions gouvernementales. En 1949, La Réunion attend une réelle départementalisation. André Blanchet met entre parenthèses cette pause politique pour appuyer de sa plume les défauts du dispositif départementaliste et faire un état de quelques lieux (fonction, publique, justice, pression fiscale).

Fonction publique

Il insiste tout d’abord sur la situation des fonctionnaires métropolitains, qui sont mutés sans solde dans le nouveau département. Un examen sans nuances qui conclut rapidement à la faillite du recrutement national. 31 “On a su très vite en France que les gens envoyés à La Réunion y trouvaient des conditions d’existence presque misérables et cherchaient en vain le logement que l’Administration était incapable de leur procurer. Ainsi le recrutement pour le benjamin des départements s’est-il tari comme par enchantement”. 32

Justice

Le sous-titre de l’article est le suivant : “La justice en panne...”. In fine, André Blanchet ajoute “presque complète”. Il note cependant que l’affectation des magistrats est des plus difficiles et que le déficit en personnel atteint 60 à 90%. Mais, c’est là encore le gouvernement (et plus précisément la Chancellerie) qui reste indifférente à la vie judiciaire dans le nouveau département. Doit-on ajouter que le Palais de justice menace de s’effondrer ! 33

Impôts

Le journaliste se fait le porte-parole du mécontentement d’une partie de l’opinion (un peu plus de 20.000 contribuables) qui réalise concrètement les effets d’une départementalisation lorsqu’ils reçoivent leur feuille d’imposition. Il décrit par le menu la condition et les sentiments des imposés. “Pour l’impôt sur le revenu, il ne reste ainsi que cinq mille contribuables taxés contre dix mille naguère... Quant à l’impôt immobilier, rares sont ceux qui auront les moyens de l’acquitter”. 34

Au travers de ces observations critiques, André Blanchet se fait le chantre d’une adaptation législative en appelant aux dérogations, aux aménagements, aux clauses d’exception, à un système original pour défendre le département face à “une assimilation administrative pratiquée trop hâtivement au mépris des contingences locales particulières”. 35

Abordant là une des questions politiques cruciales, le journaliste insiste sur sa position (d’où je parle ? d’où j’écris ?). Il aspire à se placer à égale distance des deux blocs (“une droite hostile à priori à la sécurité sociale ou une extrême gauche 36 attachée, quoi qu’il en coûte à l’assimilation totale”) et à professer “le bon sens dans l’intérêt général”. Il distribue ainsi les mauvais points (conservatisme social, dogmatisme).

Reste, cependant, que les pourfendeurs de la départementalisation exigent aussi, depuis près de trois années, une modification de la loi du 19 mars 1946. Adversaires du projet départementaliste, ils distinguent l’appartenance à la France (être un département) et l’application complète de lois françaises.

“La Réunion ; à 10.000 kilomètres il est impossible qu’on puisse illico appliquer toutes les mesures administratives et gouvernementales promulguées en France. Les Coloniaux français de La Réunion y perdront car les lacunes seront nombreuses, dans l’application de ces mesures et les bénéfices qu’en retireront les habitants de La Réunion, sera illusoire ou même préjudiciable à leur qualité de citoyen complet...
Faudra-t-il pour que les questions agricoles réunionnaises, canne, manioc, vétiver, ylang, géranium, salaires, soient réglées s’en référer au ministère de l’Agriculture et attendre qu’à Paris, des fonctionnaires non avertis de ces cultures et des problèmes immédiats qui peuvent surgir, les étudient en aveugles ou en fantaisistes et décrètent telle ou telle mesure appropriée aux circonstances ?

On pourrait ainsi passer en revue toutes les branches différentes et multiples de nos diverses activités politiques, sociales, administratives et économiques et aboutir à ce cul de sac” 37.

Avec ces modifications proposées (Le Progrès invente même l’expression de département-colonie), le mouvement de récupération du projet départementaliste par ceux qui l’ont boudé en 1946 s’amorce.

La vie politique

Le titre de l’article du 25 janvier est un procès à charge (“A La Réunion, département abandonné que ruine la passion politique”). A côté de la responsabilité de l’Etat (à égalité avec ?) se situe la passion politique. De quelle manière la vie politique locale cause-t-elle la perte de l’île ? La démonstration journalistique s’alimente de quelques stéréotypes et des habituelles métaphores volcaniques (“ Calme en temps normal, de moeurs douces et facile à administrer, ce pays entre en corruption à chaque période électorale...”). La Réunion connaîtrait un identique bouillonnement intérieur.

Une fois encore rien n’est dit sur le passé récent (les années trente, les années de la collaboration). André Blanchet insiste par contre sur l’importance du meurtre d’Alexis de Villeneuve dans l’histoire de la vie politique de La Réunion. “Jusqu’à sa récente destruction une plaque de marbre commémorait, en face de la Cathédrale de Saint-Denis, l’assassinat du candidat M.R.P. de Villeneuve “tombé victime de son dévouement à la cause publique le 25 mai 1946 “ : le fait que cette plaque vienne d’être tout dernièrement brisée indique que le feu continue à couver” 38.

Quelles sont les formes prises par cette “passion” ? Le Monde met l’accent sur la constitution de deux blocs rivaux (communistes et anticommunistes) qui fracture toute l’île. Ici, le journaliste se veut témoin indiscuté, irrécusable. Il est présent lors des scrutins du 7 novembre 1948. Il nous en fait le récit à la première personne.

“J’ai assisté à ces élections, qui ont matérialisé devant mes yeux la coupure abrupte et sans équivoque de l’opinion publique en deux blocs plus que rivaux : hostiles. Non seulement aucune voix ne s’égara sur des listes autres que la communiste et l’anticommuniste, mais on vit en outre les délégués, sur le perron et dans le parc du palais de justice où se déroulait le scrutin, se ranger spontanément de part et d’autre d’une ligne de démarcation invisible, mais plus étanche qu’aucune frontière, puisque nul ne la franchit durant les deux heures que dura le dépouillement ; deux camps, deux camps retranchés...”. 39

André Blanchet ne le précise pas, mais il s’agit, très probablement, de l’élection dionysienne. Peut-on considérer que ces tensions ont la même intensité dans tous les cantons ? Que chaque commune connaît de tels affrontements ? Aucune réponse explicite dans l’article, qui considère, en généralisant le phénomène, que ces batailles internes sont autant de freins au développement de l’île. “La politique obnubile les esprits, dilapide les énergies, gangrène la vie municipale, et ce au détriment des intérêts vitaux du pays”. 39

Reste que la démonstration est un peu courte. Pourquoi ne pas comparer la situation de l’île avec la métropole qui vit aussi dans ces années 1947-1949 au rythme des crises politiques (démission Schumann, affrontements entre le R.P.F. et le gouvernement, entre les communistes et les gaullistes...). 40

Enfin, l’auteur reste par trop dans l’abstraite définition de blocs politiques. N’existe-t-il aucun député, aucun sénateur présent sur l’île lors de l’enquête ? Pourquoi ne pas donner la parole à Raphaël Babet ou à Raymond Vergès ? Et pourquoi ne pas aller un peu plus loin sur la nature d’un débat essentiel dans la vie politique réunionnaise ? André Blanchet n’analyse pas le faux-semblant que constitue le vote unanime du 14 mars et surtout sous-estime l’enjeu politique que constitue la mise en application de la loi du 19 mars 1946. L’absence de toutes références aux combats des années trente et à la volonté politique exprimée lors des scrutins de 1945 amène le journaliste à poser certains termes du débat sans les dépasser :

“L’assimilation comme le reste, ne pouvait manquer de devenir une affaire de parti, en dépit que la loi du 19 mars 1946 ait été votée par l’Assemblée constituante à l’unanimité : folie pure aux yeux des gens de droite, encore que ceux-ci ne se prétendent pas hostiles aux principes, pour les communistes idéal à réaliser coûte que coûte”. 41

Quelle est l’intention du journaliste ? En présentant, la vie politique réunionnaise (et les acteurs politiques locaux) comme un ensemble dévastateur (tel le cyclone de 1948), André Blanchet donne une stature de commandeur au... préfet. Il est tout au long de ces cinq articles la seule personnalité de La Réunion à être nommément citée. Le contraste est frappant : quand les uns dévastent, ruinent, Paul Demange travaille pour La Réunion.

4 - UNE CONCLUSION HEUREUSE...

Après tant de critiques (effets de la départementalisation, vie politique), le dernier article nous propose un “happy end” journalistique. Sa lecture demande d’ailleurs aux lecteurs une évidente capacité d’adaptation. Le lecteur assidu des quatre premiers articles doit accepter un virage assez brutal vers cet avenir prospère, que Blanchet veut percevoir. Sur quoi se fondent ses espérances ? Le Monde décèle deux atouts réunionnais.

Le premier n’est autre que le préfet Demange. Le personnage a séduit le journaliste. Sa description est des plus flatteuses. Le préfet ressort d’autant plus grandi que le journaliste a fait un tableau bien inquiétant de la vie politique locale. Face aux divisions, aux haines, Paul Demange a la figure classique du “recours”.

Dans ce panégyrique, Blanchet donne du préfet de la République les contours d’un chef pour le département... un personnage gaullien en ces années marquées par l’essor du R.P.F. L’aspect physique de l’homme (“carrure apte à affronter les pires obstacles”), ses qualités morales, son amour de La Réunion (“il aime ses administrés”), ses capacités politiques (“il a réussi le tour de forces de n’être honni par aucun des partis”)… rien ne manque au représentant de l’Etat, qui prend ici des allures de gouverneur 42.

Le second atout réside dans l’attachement de la population à la France. “Quant au patriotisme des Réunionnais, on s’étonne de le trouver infiniment plus vivace que celui de nombreux coloniaux d’autres territoires, pourtant nés dans la métropole. Cette mère patrie que la plupart d’entre eux n’ont jamais vue, ni leurs parents ni même leurs grands-parents, on lui voue l’amour le plus délicat, le plus fidèle. La Réunion éprouve de la fierté d’être française” 43.

Par plusieurs touches, Blanchet note la force de ce patriotisme réunionnais. Il se retrouve, là encore, dans un registre cher au préfet Demange. “Le gouvernement français qui, tenant sa promesse, vous a réservé la place que vous méritiez au foyer national. La France a entendu par là donner une nouvelle preuve d’affection à une population qui depuis trois siècles a su donner à travers tous les régimes, aux moments les plus critiques de notre histoire tant de preuves de sa fidélité à la Mère Patrie. Le nom de l’île a pu changer, mais les sentiments français de sa population n’ont pas varié.” 44

Enfin en quelques lignes de conclusion, André Blanchet fixe pour les années à venir les conditions de la prospérité. A l’image d’une île Maurice par trop idéalisée, il établit une liste de priorité (asphalter quelques centaines de kilomètres de routes, électrifier, moderniser la culture de la canne, éduquer, organiser l’émigration, construire en dur). Ambitieux projet si l’on se réfère aux actes gouvernementaux depuis trois ans et au budget de l’état. Le journaliste en appelle au passé, cite Leconte de Lisle, Juliette Dodu, les frères Leblond et inverse les termes de la reconnaissance. “... sans doute cela coûtera-t-il davantage de temps et d’argent ? La France doit aux Réunionnais, Français loyaux qui n’ont jamais placé leur espoir en d’autre qu’en elle, mais que leur résignation a desservis”. 45

Dans les dernières lignes de son enquête, le regard fixé sur la décennie cinquante, André Blanchet veut croire dans la modernisation du département... Quatorze années plus tard, c’est un autre journaliste du quotidien Le Monde qui, dans un contexte différent, corrige cette conclusion optimiste et porte témoignage de la situation de La Réunion. En 1963, Raymond Barrillon dresse un bilan pertinent de la décennie cinquante en signant une série d’articles sous le titre : “Peut-on sauver La Réunion ?”. 46

Lire aussi :

Yvan Combeau - Départements d’Outremer : quels devenirs institutionnels ?
La Réunion, une île politique - Yvan Combeau
La Réunion durant le Front populaire : encore colonie ou déjà département ?


notes

1 - Lire les actes du Colloque “1946, La Réunion département” organisé par l’Université de La Réunion (décembre 1996).

2 - Une assemblée dominée par la gauche puisque sur les 586 sièges communistes et socialistes détiennent une large majorité (302 sièges).

3 - Gustave Moutet lors de l’inauguration de la salle Vollard dans le Musée Léon Dierx (septembre 1947) : “Et si le cœur des 250.000 Français de La Réunion bat à l’unisson des quarante millions de Français de la Métropole, il est bon que je sois venu le constater aujourd’hui et que demain j’emporte le témoignage au Président du Conseil et au Ministre qui m’ont délégué ici.”

4 - Bédarida François, “L’histoire du temps présent” dans Sciences Humaines, septembre-octobre 1997, n° 18.

5 - Barbier F., C. Berto Lavenir F., Histoire des médias de Diderot à Internet, A. Colin, p. 166.

6 - Pierre Boiteau épingle d’ailleurs “M. Blanchet” dans son livre Contribution à l’histoire de la nation malgache, Editions Sociales, 1982, p. 400.

7 - Le 28 janvier 1949, un article est consacré aux possessions australes “France 40 degrés de latitude sud”.

8 - Le Monde, 23-24 janvier 1949.

9 - Expression de l’historien britannique Phillip William. Le Ministère Queuille se maintient treize mois (ce qui est une durée remarquable sous la IVème République) du 11 septembre 1948 au 6 octobre 1949.

10 - Se reporter au Cahiers de l’IHTP, Le Temps des restrictions en France (1939-1949), sous la direction de Dominique Veillon et Jean-Marie Flonneau, Cahiers n° 32-33, mai 1996. Sur le quotidien des Français, lire l’article de Christian Bachelier : “De la pénurie à la vie chère, l’opinion publique à travers les premiers sondages”.

11 - En effet, il faut rappeler qu’en ce début 1949 le prix du journal diffère encore selon les départements.

12 - Le Monde, 23-24 janvier 1949.

13 - Un regard qui renvoie à un autre document (reportage titré “Blancheur et décadence”) présenté au début des années 1990 par la télévision française.

14 - Le Monde, 26 janvier 1949.

15 - Voir les résultats des recensements de 1946.

16 - Le Monde, 23-24 janvier 1949.

17 - Sur ces points, il faut revenir aux souvenirs de Jean Monnet, Mémoires, Fayard, 1976 et à la synthèse de Jean-Pierre Rioux dans La France de la Vème République, L’ardeur et la nécessité (1944-1952), Seuil, 1980.

18 - Le Monde, 26 janvier 1949.

19 - Sur la question scolaire à La Réunion et la grave situation des écoles, cinq années plus tard (avril 1954), le sénateur Jules Olivier rappelle devant le Sénat que “dans les cours complémentaires la moyenne est de 60 élèves par classe et de 100 dans les sections élémentaires” (Journal Officiel du 10 avril 1954).

20 - Le Monde, 26 janvier 1949.

21 - Le Monde, 27 janvier 1949.

22 - Le Monde, 29 janvier 1949.

23 - Le Monde, 25 janvier 1949.

24 - Notes et Etudes Documentaires, 28 mars 1949, n° 1099.

25 - Voir sur ce vote Le Monde du 1-2 février et du 12 avril 1948.

26 - Rare ! il faut cependant en 1870, plus d’un mois pour célébrer la naissance de la Troisième République. Les courriers des parlementaires au cours des années 80 ne parviennent qu’exceptionnellement en moins de quatre semaines.

27 - Le Monde, 25 janvier 1949.

28 - Le Monde, 27 janvier 1949.

29 - Le Monde, 23-24 janvier 1949.

30 - Le Monde, 23-24 janvier 1949.

31 - Parlant même de “crise qui risque de dépeupler les cadres administratifs de La Réunion”, Le Monde, 29 janvier 1949.

32 - Le Monde, 29 janvier 1949.

33 - Il manque ainsi deux postes sur les cinq de la Cour d’Appel, trois sur cinq au Tribunal de Première Instance.

34 - Le Monde, 30-31 janvier 1949.

35 - Le Monde, 30-31 janvier 1949.

36 - Relevons ici que le terme d’extrême gauche recouvre essentiellement le Parti Communiste.

37 - Le Progrès, 20 janvier 1947.

38 - Le Monde, 25 janvier 1949. Là encore, la métaphore de l’incandescence.

39 - Le Monde, 25 janvier 1949.

40 - Sur ces formations et les débats nationaux, un autre journaliste du Monde Jacques Fauvet apporte des éléments ; voir J. Fauvet, Les partis politiques dans la France actuelle, Le Monde, 1947 et De Thorez à de Gaulle : les forces politiques en France, Le Monde, 2ème éd., 1951.

41 - Le Monde, 30-31 janvier 1949.

42 - Le Monde, 29 janvier 1949.

43 - Le Monde, 30-31 janvier 1949.

44 - Discours prononcé le 15 août 1947.

45 - Le Monde, 30-31 janvier 1969.

46 - Le Monde débute le 7 juin 1963 une série d’articles signés par Raymond Barillon, envoyé spécial qui accompagne l’arrivée du nouveau député Michel Debré.

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