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L’alcool à la Réunion : Anthropologie du « boire social » - extrait

Publié le 31 août 2009

Dans cet article extrait de l’ouvrage collectif "Anthropologies de la Réunion", Patrice Pongérard, chercheur à l’université de la Réunion, analyse le phénomène d’alcoolisme sur l’île, où le taux de consommation par habitant est supérieur à tous les départements français. Il pose en trame de fond les liens entre l’alcool et le continuum de la violence sociale insulaire, fonctionnant sur la déculturation et l’exclusion de ses dominés.

Anthropologies de la Réunion

Extrait de l’article "Anthropologie du « boire social » à la Réunion" de Patrice Pongérard

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Des années 1960 aux débuts des années 1980, la consommation d’alcool à La Réunion connaît la transition « départementale » des produits alcooliques. Cette période se caractérise par un passage de l’alcool colonial nettement dominé par le rhum, à une consommation d’alcool où le rhum reste le fond d’une consommation plus diversifiée de boissons, comme la bière et d’autres spiritueux à l’exemple du scotch (whisky). En 1944, la Seconde Guerre mondiale interdisait la venue d’alcools importés, et les produits de la canne ne pouvaient être exportés. Le rhum blanc représentait 94 % de l’alcool consommé. Dans les années 1950 Jean Defos du Rau constate que « l’alcoolisme par l’abus du rhum est un fléau toujours signalé à propos de La Réunion. Trop de créoles en prennent comme un Européen prend du vin » (1960 : 491).

Officiellement à cinq litres d’alcool pur en 1939, la consommation annuelle par habitant passe à 9, 4 litres en 1954. La vue spectaculaire de buveurs avalant d’un trait un grand verre de rhum et se resservir, le triste spectacle des hommes que Jean Defos du Rau voit « onduler et parfois se coucher en travers de la route nationale, à la sortie de Saint-Denis » (1960 : 493), pouvait faire penser à des chiffres records, mais la consommation d’alcool pur est moindre qu’en métropole ! Alors comment expliquer qu’il soit un fléau social pour l’île ? Jean Defos du Rau écrit qu’il faut voir les raisons dans la faiblesse de la ration calorique moyenne consommée par le réunionnais (« Elle tournait alors autour de 1800 calories, et moins encore dans les milieux ruraux. Nous sommes loin des 3000 calories théoriquement nécessaires à l’adulte normal auxquelles il conviendrait d’ajouter 500 à 1000 calories dans les Hauts »). Cet état de fait, ajouté au paludisme et autres parasitoses expliqueraient que la « race (…) étant fragile et déficiente, le délabrement de l’organisme y est beaucoup plus apparent » (ibid.). Toutefois une certaine presse fidèle à une tradition que nous avions déjà citée plus haut, continue d’imprimer que les journaliers ne travaillent que la moitié du temps et se saoulent à loisir le reste du temps. Pour la fin des années 50, les autorités administratives de La Réunion enregistrent une consommation de 8 litres d’alcool pur par habitant. En métropole, elle est alors de 15 litres par habitant.

En fait La Réunion de la fin des années 50 n’a pas encore commencé sa transition alcoolique départementale, il faudra attendre le début des années 60 pour observer les prémices de changements dans la consommation. Un ancien ouvrier nous confiait que c’est à partir de cette période qu’il a vu les choses changer. Les hommes de la cour de l’usine commençaient à boire différemment. Les jeunes gens de retour de l’armée à Madagascar avaient pris l’habitude de boire de la bière. La création d’une brasserie locale à l’effigie du fameux dodo (La bière locale qui fêtait en 2007 son quarante cinquième anniversaire sur des pages entières des journaux et des affiches 4x3 des circuits routiers, était à ses débuts financée essentiellement par le capitalisme sucrier.) allait rendre la bière de consommation plus courante (Sé la ké mwin la vi la réinyon la débout in pé, lé gars té manz trans zambon, la boutik, manèv té bwar wisky. Oussa té war sa avan ? Avan té la misèr. Avan navé ryin ké le ronm èk lo bann punch é inpé lo vin/C’est à cette époque que La Réunion a commencé à sortir un peu de la misère. On voyait des gars manger des tranches de jambon, les manœuvres buvaient du whisky à la boutique. Où pouvait-on voir ça auparavant ? Avant c’était la misère. Il n’y avait que le rhum, le punch et un peu de vin, Georges).

L’augmentation du pouvoir d’achat, la modernisation des modes de vie, la diversité des produits proposés à la vente, font que la consommation atteint en 1970 le pic de 23 litres d’alcool pur par habitant de plus de vingt ans, alors qu’elle était de 9 litres en 1937. Dans les années 1960, la consommation d’alcool va dépasser la moyenne métropolitaine. Ce chiffre record de l’histoire réunionnaise va heureusement baisser, mais les chiffres seront toujours au dessus des taux moyens métropolitains.

Le pic de 1970, exprime les changements sociaux opérés par les transformations de la société de plantation sous la pression de l’entrée de la société pseudo-industrielle, promue par l’installation du système administratif métropolitain et les premiers effets sociaux de la départementalisation (Benoist, 1993). L’agriculture cannière réunionnaise est contrainte à l’augmentation de la productivité du travail. L’application des lois sociales ne permet plus l’emploi d’une main d’oeuvre abondante et faiblement rémunérée. De 1950 à 1970, le nombre de personnes travaillant dans le secteur agricole est passé de 45 000 à 25 000. Le pic de consommation d’alcool de l’année 1970, peut être mis également en relation avec l’augmentation du chômage des travailleurs agricoles.

Ce sont les orphelins de la société de plantation qui subiront une forte mortalité lors de ces changements qui s’étalent sur trois décennies. Les ouvriers et les journaliers agricoles se trouvent exclus de l’agriculture qui modernise ses procédés par une meilleure productivité permise par la mécanisation des grands domaines canniers. Ceux-là ne devront compter que sur les moyens planteurs en attente de coupeurs lors de la campagne sucrière. Ces « soldats » de la canne vont être des déclassés, piégés, par l’habitude du rhum des champs. La misère, le chômage du bidonville et des L.T.S (logements très sociaux) achèveront de les anéantir.

Les années 1980, continuent la diversification des boissons alcoolisées offerte sur le marché, la bière prend de plus une grande part dans l’alcool consommé, mais le rhum industriel (tafia) perd peu de terrain et reste en trame de fond du boire réunionnais. Le marketing de l’industrie rhumière favorise d’ailleurs le « mauvais boire » (Claudine Favre-Vassas, 1989 : 6) en lançant en 1988, le récipient de poche (flasque) de 20 cl de rhum. Selon le G.I.E Rhum, producteur de la marque « Charrette », il fallait répondre à une suggestion pressante de l’administration fiscale qui souhaitait mettre un terme à la pratique du détail surtout pratiquée au « quart » de 20 cl à emporter dans les boutiques.

Cet usage était issu de la vente en « vrac » pratiquée jusqu’à la fin des années 60 par le système de distribution des dépôts. Depuis 1988, la pile plate (pil plat) (appellation en raison de la forme aplatie du flacon) va être une star de l’alcoolisation locale. Certaines personnes vont même, pour ne pas faillir à la tradition, affirmer que sa sortie va annoncer, l’année suivante l’application du revenu minimum d’insertion (R.M.I). Précisons que les punchs et autres spiritueux à base de rhum étaient déjà en flasque et il n’y manquait plus que le rhum « Charrette ». La fin du détail des dépôts l’imposait. Les orphelins déjà plus ou moins marginalisés voire clochardisés vont pouvoir la partager à l’ombre des boutiques ou la boire seul sans avoir à payer plus cher au comptoir. Les 20 cl de la « pile plate » vont être l’étalon accompagnateur d’un boire plus anomique et destructeur.

En 2006, l’administration préfectorale ramenait le rhum de la pil plate à 40° (rhum punch), car celle de 49° faisait trop de dégâts. Elle a toujours ses heures de gloire et les flasques de plastique sont parfois utilisées comme consignes par des commerçants peu scrupuleux qui les remplissent par du 49° car les habitués trouvent le rhum « punch » sans goût (lo ronm lé plat). Ce cas de règlement administratif (arrêté préfectoral) illustre à merveille les absurdités de l’intervention de l’administration en matière d’alcool. La mesure a eu l’effet contraire souhaité par la norme initiale. On aboutit à un retour du détail interlope des bouteilles de rhum, et il est fréquent de voir les buveurs marginaux (jeunes ou confirmés), s’associer pour acheter un litre de 49°. La dernière innovation marketing, le « bagging box » de 5 l, se prêtre mieux avec son robinet que la bouteille pour remplir les flasques.

Malaises contemporains et « boire social » à La Réunion

Les années 90 poursuivent la lancée de la consommation départementalisée qui se caractérise par des taux de consommation supérieurs aux plus forts taux métropolitains et une augmentation de la consommation qui dans l’absolu dépasse fortement l’accroissement démographique. Ces chiffres illustrent l’entrée dans la société de consommation permise par les transferts sociaux (Les droits des réunionnais en transferts sociaux sont alors nettement inférieurs à la métropole. Il faudra attendre pour que l’égalité sociale avec la métropole soit appliquée sur le territoire réunionnais. Contrairement aux idées reçues, en termes de droits sociaux les réunionnais restent aujourd’hui largement moins « assistés » que les métropolitains).

Ces derniers ne seraient pas inquiétants et relèveraient sèchement d’une consommation en croissance si les taux de mortalité liés à l’alcool n’étaient pas en augmentation. Dans la seconde moitié des années 90, la mortalité liée directement à l’alcool atteint près de 400 personnes par an (ce chiffre compte les décès pathologiques et non les accidents mortels provoqués par l’alcool. Appliqué à la France métropolitaine ce taux ferait plus de 31 000 morts par an des suites d’une pathologie directement liée à l’alcool. En 1999, la mortalité alcoolique était de 23 000 individus -sources INSERM) : « L’alcoolisme en cette fin du XXe siècle constitue un fléau social, extension d’une manière tout aussi redoutable qu’à la fin du XIXe siècle où l’on parlait de péril alcoolique » (Reverzy, 1995 : 93). Par sa consommation d’alcool, il serait facile de dire que La Réunion est une île trop française (elle se situe parmi les plus importantes nations en termes de quantités d’alcool consommés et continue d’occuper le premier rang en Europe), mais l’écart avec le taux de mortalité alcoolique révèle une autre réalité sociologique que celle de la « mère patrie ».

La plupart des buvettes « traditionnelles » ne disposent pas de chaises et de tables. Ce fait ne résulte pas seulement du climat tropical qui offre la possibilité de discuter dehors tout en contemplant la route, il signifie surtout que cette économie répond et structure la pratique du boire rapide. Les observations dans des lieux de consommation nous ont montré que le boire rapide engendre souvent le boire beaucoup et trop, d’autant plus qu’il s’agit généralement d’alcools forts. Une rencontre avec la mémoire ouvrière d’un quartier d’usine révèle que le boire des pères était nettement moins anomique que le boire des fils plus touchés par le chômage et l’insécurité de l’emploi. Ce rapport au « boire » réunionnais de l’alcool est révélateur de la division des espaces sociaux à La Réunion.

Aujourd’hui, les espaces publiques que sont les boutik et les bars restent des lieux exclusivement masculins et deviennent plus des lieux de rencontre et de convivialité. Dans la majorité des écarts de l’île, la boutique reste le seul lieu social de rencontre entre hommes. Même si la constitution de certains équipements est effectuée par les pouvoirs publics, des lieux restent enclavés pour ceux qui n’ont pas de moyens de locomotion. Au milieu des années 70, Jean François Dupont constatait déjà que « la multiplication des foyers et des maisons des jeunes n’a pas encore suffit à éliminer l’alcool et la violence des tristes dimanches des Hauts » (1976 : 1358). Les boutiques restent souvent les lieux de détente qui doivent se distinguer du sport, du travail et des tâches domestiques. L’enclavement géographique ne doit pas être sérieusement tenu pour totalement responsable du boire pathologique, mais le dispositif d’accès à l’alcool dans les rares espaces sociaux de rencontre masculine constitue un des facteurs favorables à l’alcoolisation.

S’il est généralement admis que l’alcool n’est pas une drogue, il reste, de façon marginale, certaines pratiques et représentations populaires traditionnelles comme l’emploi du rhum pour ses vertus médicinales (le rhum-miel pour la grippe, le rhum’sel pour le saisissement, les rhums tisanes et leurs propriétés respectives, le rhum vermifuge et la rack qui fait circuler le sang), mais ces usages ont tendance à disparaître.

L’ancrage historique du rhum, son économie par l’imposition d’un quota « historique » n’aborde pas le fond du problème et semble atteindre aujourd’hui ses limites. Dans l’absolu, la part du rhum reste stable mais sa part dans la consommation d’alcool baisse. La bière est une nouvelle championne commerciale avec 57 % des ventes d’alcool en 2001 (soit 270 000 hectolitres, dont 230 000 de bières locales).Toutefois il faut admettre l’effet d’entraînement lourd du rhum dans l’alcoolisation en alcool fort. Cette prééminence des alcools forts, consommés de façon massive a sans aucun doute des conséquences importantes en termes de santé publique.

Si l’approche anthropologique du « boire social » ne doit pas prendre partie, elle éclaire néanmoins le fait que l’alcool à La Réunion tue 1,35 fois plus qu’en France métropolitaine (les hommes sont 4 fois plus touchés que les femmes). Comme pour le fort taux de criminalité violente, les records de décès liés à l’alcoolisme, expriment la violence identitaire subie dans cette île. Le boire autodestructeur dépasse sociologiquement le paupérisme même s’il touche plus largement les déshérités, salariés agricoles, ouvriers déqualifiés, personnes en chômage de longue durée61 et tous les « inadaptés » de l’ère métropolitaine.

L’anthropologie du boire montre que l’alcoolisation à La Réunion exprime le continuum d’une violence sociale. L’histoire nous enseigne que la production locale de rhum fonctionne sur le sacrifice des plus faibles qui se trouvent être ceux qu’elle exclut socialement après les avoir surexploités au travail pendant des générations. La surexploitation tout en changeant de « champs » reste toujours au bénéfice des mêmes intérêts. Les supermarchés « temples » de la consommation remplacent les « établissements », anciens temples industriels. La bouteille d’un litre de rhum à six euros y est accessible aux maigres budgets. De l’alcool des affranchis exclus par la société de plantation sucrière qui les remplace par les bras étrangers, à l’alcool refuge de ceux qui subissent plus fortement les agressions d’une violence économique, sociale et surtout identitaire, l’alcool accompagne un système qui perpétue la mise à la « casse » d’une partie de la population réunionnaise.

Aux côtés de la créolisation et des réinventions culturelles, nécessaires à appréhender une anthropologie de La Réunion, Christian Ghasarian évoque « l’acculturation continue (une volonté) » qui dans son procès révèle une histoire « d’acculturation à un modèle dominant, sous ses multiples expressions » et « implique la déculturation des modèles dominés » (Ghasarian, 2002 : 664). L’alcool participe de ce continuum de déculturation violente. Le boire destructeur est le symptôme le plus probant de ce continuum de violence. L’alcool du boire destructeur est lié à l’exclusion. Chosification des noirs, exclusion des pauvres blancs lors de l’esclavage, surexploitation violente des travailleurs engagés et bas salariat des travailleurs créoles de la période coloniale, répressions post-départementales, immigration forcée, assimilation métropolitaine des quatre dernières décennies de départementalisation ; la violence sociale est continuelle et marque l’histoire insulaire.

La domination actuelle s’exprime par l’exclusion identitaire. Création de cette même histoire de violence, le créole doit céder la place au modèle dominant métropolitain. Le mode assimilationniste qui opère aujourd’hui rejette la culture créole en continuant à la traiter comme la source de l’échec et en l’excluant largement de l’enseignement. Alors que de nombreux travaux des sociolinguistes prouvent qu’enseigner à lire et à écrire à un enfant dans une langue étrangère à la sienne garantit son analphabétisme et son illettrisme, l’éducation nationale continue l’oppression des consciences des enfants réunionnais créolophones à l’école. La domination d’un modèle culturel sur un autre blesse largement l’estime de soi des dominés. Le fort échec scolaire des enfants créolophones des milieux populaires est en forte corrélation avec le taux de chômage local.

Les jeunes diplômés locaux sont conviés à vendre leurs capacités ailleurs, alors que La Réunion importe 90 % de ses cadres de la métropole, secteurs publics et privés confondus. L’anthropologie du boire social ne sombre pas dans une patrimonialisation tragique d’une culture du rhum, mais pose en trame de fond les liens entre l’alcool et le continuum de la violence sociale insulaire fonctionnant sur la déculturation et l’exclusion de ses dominés. Il serait intéressant d’orienter la recherche anthropologique sur la généalogie et les reformulations des modes de dépendances mis en place par les systèmes dominants de l’île en analysant comme problématique centrale la façon dont ils font jouer dans ces processus de dépendance le couple enfermement et ostracisme.

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Extrait de l’ouvrage collectif "Anthropologies de la Réunion" (cliquer pour en savoir plus et commander)

Sous la direction de Christian Ghasarian. Ont aussi participé à cet ouvrage : Hélène Paillat Jarousseau, Patrice Pongérard, Jean-Pierre Cambefort, David Picard, Laurence Pourchez, Philippe Vitale, Michel Watin, Barbara Waldis, Richard Lee Tin, Stéphane Nicaise, Laurence Tibère, Monique Desroches, Guillaume Samson, Françoise Vergès.

Sommaire :

- Introduction à la complexité réunionnaise
- Structures et dynamiques internes aux grands domaines fonciers de La Réunion
- Anthropologie du " boire social " à La Réunion
- L’héritage de la violence à La Réunion
- La relation à l’étranger à La Réunion
- Institutions scolaires et culture réunionnaise
- Le créole réunionnais
- Généralisation des communications et changement social à La Réunion
- Citoyenneté, créolité et laïcité dans l’espace médiatique réunionnais
- Intégration et insertion des Chinois de La Réunion
- Religion créole et dynamiques sociales à La Réunion
- Manger et vivre ensemble à La Réunion
- La quête d’authenticité dans les musiques réunionnaises
- Mémoires et culture (s) à La Réunion
- La Réunion : acculturation, créolisation et réinventions culturelles

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