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Une ancienne tradition tamoule peu connue : le « maṭalūrtal »

Publié le 9 septembre 2009

Par Dominique Jeantet. Il est une tradition remarquable, le maṭalūrtal, qui consiste pour un jeune homme à chevaucher dans le plus simple appareil une sorte de cheval d’arçons constitué de feuilles de palmier rugueuses. On a peu de détails sur cette coutume, mentionnée dans treize poèmes de la littérature du Sangam (caṅkam) (du IIIème siècle avant J. C. au IIème siècle après J. C.), que l’on trouve dans trois livres des huit anthologies, le Narrinai (naRRiṇai), le Kurunthokai (kuRuntokai) et le Kalithokkai (kalittokai) ainsi que dans le Tirukkural (tirukkuRaļ) de Tiruvalluvar (tiruvaļļuvar).

L’étymologie tamoule de maṭalūrtal (« monter un cheval ») provient de maṭal : longue tige de palmier + ēRutal : grimper. C’est un acte public auquel le soupirant se livre lorsque sa passion amoureuse atteint son paroxysme au cours de ses rencontres avec sa bien aimée. Ce peut être une décision prise à la suite d’un amour non payé de retour, mais également un moyen de rendre publique une histoire d’amour cachée car cette situation devient intolérable pour le jeune homme. Il veut ainsi obtenir l’accord de la jeune fille et de sa famille pour le mariage. Kamil Zvelebil pense que l’essence même de cette pratique vient de la frustration sexuelle du prétendant. Le comportement qui en découle peut être compris comme une stimulation érotique avec éjaculation, de type sadomasochiste.

Cette coutume du maṭalūrtal est à remettre dans le contexte poétique des cinq régions (aintiṇai) décrites dans la littérature du Sangam, dont une très bonne analyse a été faite par Takanobu Takahashi . Après la spontanéité de la période de l’amour sauvage (kaLavu), où les amants font avec ravissement l’expérience de la première étreinte, arrivent les affres de l’amour impossible. La passion clandestine se doit d’être conclue par un mariage accepté socialement par toute la communauté.

Voici quelques vers extraits du Tirukkural, choisis parmi les dix que comporte le chapitre VI « l’abandon de la pudeur ». Ce chapitre est extrait des « Chants du désert » du troisième livre, le « Livre de l’Amour ». Traduits du tamoul par François Gros , ils peuvent donner une idée de l’état d’esprit du héros à ce moment :

« À ceux qui souffrent sous l’emprise du désir, la seule force est le recours au palmier. »

« N’en pouvant plus, corps et âme, on chevauche le palmier, toute honte abolie. »

« J’avais naguère honte et virilité ; j’ai désormais le palmier que chevauchent ceux que l’amour atteint. »

« Celle qui porte de petits bracelets (tressés) comme des guirlandes m’a donné, avec le palmier, la douleur lancinante du soir. »

« Même à minuit, je pense vraiment à chevaucher le palmier : à cause de cette innocente, je ne puis fermer les yeux. »

« Même tourmentée par un océan de désir, elle ne chevauche pas le palmier ; en cela rien n’approche la grandeur de la femme. »

Le maṭal est une feuille de palmier bordée de part et d’autre d’une rangée de grosses épines très acérées qui en font de véritables scies. Chevaucher le maṭal c’est donc, pour le héros, s’infliger volontairement une torture lors d’une mise en scène spectaculaire. Le « cheval » est constitué d’un amas de ces feuilles de palmier enchevêtrées en manière de monture, attelé à un chariot également fabriqué à partir de tiges et feuilles de palmier. L’ « encolure » du cheval est décorée de clochettes et de guirlandes de fleurs. Le héros, nu et le corps enduit de cendres, monte ce cheval et parcourt la localité en clamant haut et fort sa frustration et l’identité de son amante. Il porte autour du cou des guirlandes de boutons de fleurs de qualité médiocre et/ou d’os de couleur blanche, symboles du dédain que lui porte sa belle.

L’annonce du maṭalūrtal suffit bien souvent à faire fléchir l’héroïne et ses parents et, dans le cas contraire, le héros peut déserter la ville ou se suicider. Une ordalie peut aussi avoir lieu, dont on a quelques informations dans le Thanjai Vanan Kovai (tañcaivāṇaNkōvai) écrit par Poyyamozhipulavar (poyyāmoLippulavar) au XIIIème siècle : le roi, prévenu qu’un homme se prépare au maṭalūrtal donne son accord et les citoyens assistent à l’événement ; le cheval est alors tiré par de jeunes garçons et, ce faisant, le maṭal meurtrit les parties génitales du héros. Si du sang coule alors il doit quitter la ville mais si c’est uniquement du sperme alors il est habilité devant toute la cité à épouser son amoureuse.

Le sixième livre du Kandhapuranam de Kasiappa Civasariyar, qui a pour titre Valliyammai tirumanappasalam, narre le mythe tamoul du second mariage du dieu Murugan avec Valli, d’origine tribale. Cette œuvre a été composée bien plus tard, au XIVème siècle. Elle rapporte que : « [...]Une amie de Valli lui demanda la raison de son absence et du changement frappant de son apparence mais Valli répondit évasivement. Peu après Murugan, se présentant encore sous l’aspect d’un chasseur, apparut devant les deux jeunes filles et il n’échappa pas à son amie que Valli et lui échangeaient des regards amoureux. Elle demanda par conséquent au chasseur de partir et c’est alors qu’il avoua son amour pour Valli et menaça l’amie, si elle n’arrangeait pas leurs rencontres ni n’approuvait leur amour, d’avoir recours à la vieille coutume du maṭal. L’amie de Valli se soumit à la requête de Murugan.[...] »

On parle peu de nos jours de cette coutume du maṭalūrtal, peut-être méconnue parce que cruelle. Mais elle est parvenue jusqu’à nous sur une longue période, grâce à la littérature et la poésie tamoules.

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