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La presse lycéenne à la Réunion, à la conquête de l’espace médiatique local

Publié le 15 novembre 2009

Eliane Wolff, Maître de conférences à l’université de la Réunion résume une partie de l’ouvrage "Lycéens à la une. La presse lycéenne à la Réunion" paru en 1998 à Océans Editions.

presse lycéenne à La Réunion

L’expression lycéenne : à la conquête de l’espace médiatique local - article paru dans la revue MédiaMorphoses n° 15 Décembre 2005.

La presse lycéenne constitue une forme de la parole publique longtemps délaissée au profit d’autres répertoires, jugés plus nobles et plus légitimes. Or à la Réunion, l’expression lycéenne ne participe pas seulement à l’espace public, mais elle a contribué, de façon tout à fait originale, à son émergence . A la fin des années 60, l’espace social insulaire est encore caractérisée par une bipolarisation politique exacerbée : les départementalistes s’opposent aux indépendantistes et la droite locale règne sans partage et dans la menace. L’espace médiatique est verrouillé, limité à une presse écrite et audio visuelle d’opinion, et les conditions ne sont guère propices à l’émergence d’un espace public de discussion. C’est dans ce contexte spécifique qu’apparaissent les premiers journaux lycéens, soit plus d’un siècle après leurs homologues de métropole : l’un d’eux, Boum jeunesse (1969-1972), va offrir un espace tout à fait singulier d’initiation à la pratique journalistique.

Une jeunesse qui fait « Boum »

Boum Jeunesse affiche clairement ses ambitions dans son premier éditorial : conquérir une place dans l’espace médiatique réunionnais, faire entendre une autre voix, proposer une autre information. Le journal sera un trimestriel d’une trentaine de pages largement illustrées de photographies : il vivra trois années scolaires durant lesquelles seront mises en oeuvre des pratiques innovantes dans l’organisation interne, la stratégie de diffusion autant que dans le parti pris journalistique.

Rationalité, segmentation des tâches et valorisation des compétences surprennent par leur professionnalisme. On assiste au fil des numéros, à la mise en place d’une division fonctionnelle du travail plus proche du monde de l’entreprise que de l’amateurisme joyeux qui préside habituellement aux productions lycéennes. L’objectif est de fabriquer un produit de qualité et de le diffuser le plus largement possible.

L’autofinancement est atteint dès le second numéro grâce au recours à la publicité et au développement massif de la vente. L’équipe de Boum Jeunesse se dote d’une régie publicitaire avant la lettre et propose aux commerçants locaux de nouveaux encarts. Ils sont conçus dans le respect de l’écriture publicitaire, innovante dans une société qui ne connaît encore que la réclame. Une stratégie de valorisation des commerciaux, très rarement observée dans la presse lycéenne, est également mise en place. L’opération s’avère concluante puisque le journal diffuse à 2000 exemplaires, soit plus que la population lycéenne de l’époque ! Novateur dans son organisation et dans ses stratégies commerciales, Boum Jeunesse ouvre également la voie à un journalisme en rupture avec les pratiques dominantes de l’époque.

Le journal est un espace de liberté qui n’appartient à aucune communauté juvénile, ni ethnique, ni politique rappelle le premier éditorial. Cette profession de foi résonne comme un défi lancé à la Presse Quotidienne Régionale d’opinion de l’époque. En fait elle énonce des principes de la presse moderne : le primat de l’information sur l’opinion et l’indépendance vis-à-vis des sources et des lobbies. Boum Jeunesse refuse le statut de simple échotier du lycée. Il veut rendre compte des réalités locales et s’ouvrir sur le monde qui l’entoure. Donner au lecteur une autre information, c’est privilégier un journalisme d’enquête centré sur la collecte des faits et le témoignage. Des questions « impertinentes » sont ainsi posées au préfet, une démarche là encore en rupture avec les usages en vigueur dans la presse professionnelle locale, cantonnée à un journalisme de révérence. Véritable espace d’initiation pour une génération d’acteurs de l’espace médiatique et politique actuel, ce journal pionnier ouvre la voie à une jeunesse qui revendique de plus en plus fermement un droit à la parole.

Culture et politique : le fond avant la forme !

Boum Jeunesse cesse de paraître à la rentrée de 1992. A l’instar de nombreux journaux lycéens, son existence se termine après un cycle de 3 années de présence au lycée de ses fondateurs. La période qui suit marque une rupture avec l’état d’esprit et les ambitions qui animaient ce journal.

En 1973 la jeunesse lycéenne se mobilise en force contre la loi Debré sur le sursis militaire. Mais manifester contre Michel Debré revêt à la Réunion une résonance particulière : plus que marquer son opposition à une loi, c’est surtout contester pour la première fois une figure politique emblématique à la Réunion. L’expérience marquera la jeunesse de cette période qui voit successivement paraître Pourquoi Pas ? (1974-1978) et Sûrement Pas ! (1978-1980). Les formats des deux journaux lycéens vont du tract à la vingtaine de pages ronéotées avec les moyens du bord. Mais qu’importe la forme, les énergies se concentrent sur le seul contenu. Il s’agit de lutter pour les libertés d’expression et d’opinion, afin que s’instaure enfin un débat pluriel au sein de l’espace scolaire, à défaut de le voir s’épanouir dans l’espace médiatique local toujours aussi contrôlé.

Les jeunes journalistes s’appuient sur le foyer socio-éducatif, et rendent compte de l’activité de deux clubs jugés révolutionnaires pour l’époque. Ils donnent à voir les activités du club culture réunionnaise centrées sur l’expression théâtrale, musicale et poétique en créole, une expression identitaire dangereuse parce qu’accusée de véhiculer des revendications autonomistes. Le journal se fait aussi le relais du club information politique, où se met en place un espace de débat pluriel sur le devenir de la société réunionnaise. Lieu de formation politique et d’apprentissage de l’argumentation, le club s’ouvre également aux intervenants extérieurs. Les lycéens organisent ainsi un débat sur le développement de la Réunion entre les deux responsables politiques aux convictions profondément antagonistes, ce que les médias locaux se gardent bien de faire.

Ainsi, alors que l’affrontement entre autonomistes et départementalistes sature tous les domaines de la vie publique, le lycée et son journal se constituent en sphère de discussion plurielle et raisonnée où le débat contradictoire peut naître et se déployer. L’espace scolaire se situe ainsi en pointe de la profonde transformation de l’espace public qui s’annonce.

Un transfert d’espace public : de la sphère scolaire à la sphère médiatique

À partir de1981 la liberté d’opinion et l’expression des identités régionales sont enfin autorisées. On assiste à l’explosion des radios privées : 44 autorisations d’émettre sont délivrées ! Mais alors que la montée des effectifs lycées conduit à l’ouverture de nouveaux établissements , on constate la quasi-absence de production de journaux lycéens. En fait un déplacement s’effectue de l’espace scolaire à l’espace médiatique, que les jeunes investissent en force, délaissant pour une décennie le support du journal.

D’abord en tant que consommateurs, les jeunes vont enfin trouver une offre médiatique qui correspond à leurs attentes. La libération des ondes marque la fin du monopole d’une radio et d’une télévision d’Etat et le développement rapide des radios privées. Elles contribuent à bouleverser les contours d’un paysage médiatique qui ne cesse de se déployer. Cette offre, que les jeunes sont prêts à défendre dans la rue , permet à la jeunesse réunionnaise de communier avec une jeunesse planétaire, dans ses musiques et ses rythmes singuliers, dans les façons de s’exprimer et de débattre.

Les jeunes Réunionnais ne sont pas des simples consommateurs de produits médiatiques : ils sont les acteurs à part entière dans la transformation du paysage audio visuel. Et ils vont investir en force ce nouvel espace radiophonique en proposant un son et un contenu en rupture avec ce qui se faisait jusque-là.

Les radios constituent en effet un formidable espace d’apprentissage et de socialisation largement ouvert aux initiatives juvéniles qui expérimentent là de nouvelles formes de la parole publique. Les jeunes Réunionnais, même s’ils sont d’origine d’origine modeste et peu à l’aise avec l’écrit, y trouvent pour la première fois un espace d’expression qu’ils investissent dans la langue et selon les modalités qui leur appartiennent : débats et libre antenne en créole, musiques venues d’ailleurs et nouvelles émissions dont l’habillage très tonique et le style caustique font mouche auprès du jeune public.

Et dans cet espace médiatique réunionnais en plein développement, certains ont su saisir les nombreuses opportunités qui s’offraient à eux. Vingt ans après la génération de professionnels initiés dans le cadre scolaire des premiers journaux lycéens, s’impose dans les médias une génération qui a fait ses armes dans cet espace radiophonique en pleine expansion. Mais à partir des années 1990, les opportunités se font plus rares. Les radios se structurent en pérennisant des postes d’animateurs et de journalistes. Au bénévolat délirant, inventif des débuts, succède une organisation soucieuse d’audience et de rentabilité dans un espace médiatique où les opérateurs sont de plus en plus nombreux à se disputer les recettes publicitaires. L’espace d’expérimentation juvénile porté par la scène médiatique se restreint et n’accueille plus que rarement les initiatives. On assiste à un mouvement de balancier qui signe le retour à la scène scolaire incarnée, à partir des années 1990, par la reprise des journaux lycéens.

Un retour vers le journal lycéen

Après une décennie d’absence, la presse lycéenne fait sa réapparition en même temps que sont octroyés de nouveaux droits, donnant, pour la première fois un cadre législatif à l’expression lycéenne . La période est faste, et le nombre des journaux lycéens témoigne de la vivacité de la production journalistique juvénile et de la pluralité de ses formes . On distingue deux grands types de format.

Le journal des lycéens est produit par une petite équipe de jeunes passionnés au sein de laquelle le dessinateur joue un rôle pivot. Les illustrations sont abondantes et permettent à l’indicible adolescent de s’exprimer autour des thèmes récurrents de la mort, la génitalité, la monstruosité ou des addictions. Ici domine un humour potache pas toujours apprécié des adultes, mais ceux-ci s’inclinent lorsque les titres obtiennent une légitimité nationale en remportant le prix spécial du jury au concours Scoop en Stock.

Le journal de l’établissement s’appuie sur un projet pédagogique qui peut prendre des formes diverses : du journal inter établissement bénéficiant d’un partenariat avec la presse locale, au journal du lycée produit dans le cadre de la semaine de la presse et qui ne dépassera jamais le premier numéro. Marqués par une forte présence adulte et une ligne éditoriale centrée sur la communication dans le lycée et sur la promotion de l’établissement, ils laissent moins de place à l’expression lycéenne. Et les lycéens eux-mêmes cèdent souvent à la fascination pour l’outil informatique mis à leur disposition pour la fabrication du journal et dont la manipulation peut devenir une fin en soit.

Quoi qu’il en soit l’expression lycéenne réunionnaise actuelle s’inscrit dans un contexte sociétal qui ne peut se comparer à la période pionnière des premiers journaux. La liberté d’opinion et l’expression des identités régionales sont acquises et l’espace public de débat peut enfin se déployer. Le paysage audio-visuel se transforme et l’offre explose : télévisions, radios, réseaux numériques et bouquets de chaînes satellitaires dessinent les contours d’un espace médiatique qui ne cesse de s’étendre et contribuent à la formation d’une culture juvénile singulière. Les médias occupent une place centrale dans le processus d’accompagnement d’une population juvénile confrontée à de massives et profondes mutations et qui puise dans les médias – la télévision en particulier – des ressources documentaires, linguistiques, comportementales, des modèles d’identification lui permettant de décrypter, sinon de maîtriser les mutations en cours.

Enfin d’autres espaces des possibles s’ouvrent actuellement avec le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, de l’internet en particulier : on voit émerger de nouvelles formes de cultures juvéniles autour de la pratique des jeux vidéos, des forums de discussion sur Internet, ou de la mise en ligne des blogs, ces espaces privés/publics en pleine expansion actuellement.

Ces nouvelles pratiques ne doivent cependant pas nous faire oublier que, si un espace public de débat peut enfin se déployer à la Réunion, c’est, pour partie, parce que la jeunesse lycéenne réunionnaise a contribué à sa mise en place.

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Presse lycéenne et émergence de l’espace public à la Réunion

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Ethno-sociologue, Éliane Wolff est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de la Réunion. Ses premières recherches l’ont amenée à s’intéresser aux populations défavorisées à La Réunion. Elle a aussi travaillé la question de la presse lycéenne et sa participation à l’émergence et la configuration de l’espace public. Ses recherches actuelles, menées dans le cadre du Laboratoire de recherche sur les espaces Créolophones et Francophones associé au CNRS, portent sur l’espace public réunionnais, ses rapports à l’urbanité, et sur les usages et représentations des médias.

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