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Témoignage pour Papa Sané, par Guy Pignolet

Publié le 5 août 2016

Le Dr. Guy Pignolet, ingénieur de l’Ecole Polytechnique, témoigne dans cette affaire qui défraie la chronique judiciaire à la Réunion. Au sommaire : La voix de Freedom et l’origine du doute, Rencontre avec des femmes remarquables, Le procès des deux cultures, En guise de conclusion : Liberté, Egalité, Fraternité, Diversité, Curiosité !


« Deux Cultures »
[ Référence au discours de C.P. Snow – 1959 ]

Témoignage personnel, à la demande de M. Papa Sané, devant la Cour d’Appel de Saint-Denis, le 4 août 2016

par

le Dr. Guy Pignolet, Ingénieur de l’Ecole Polytechnique

Cher Président, chers Membres de la Cour d’Appel, chers Maîtres,

Je vous remercie de m’accueillir dans ce lieu de Justice pour me permettre d’apporter un nouvel éclairage dans une affaire qui n’est pas compliquée, mais peut-être complexe.

Je vais m’efforcer de vous dire, de manière aussi simple que possible, ce que j’ai vu et entendu depuis près d’un an à propos de cette affaire.

La voix de Freedom et l’origine du doute

Un jour du mois d’octobre dernier, en 2015, je me déplaçais en voiture en écoutant Radio Freedom, et j’ai pendant de longues minutes entendu une femme parler de manière très claire, très académique et très bien structurée, d’un ton à la fois calme et serein. Elle parlait des menaces et des problèmes auxquelles elle devait faire face avec ses sœurs et ses amies, qui vivaient avec leur mère dans une maison de Saint-Louis, près de l’église. C’était l’une des femmes dont les journaux avaient parlé avec des qualificatifs, et je mets ici des guillemets, de « disciples », d’ « adeptes », de « secte » et de « gourou » sénégalais, des termes qui sont loin d’être neutres et qui sont très connotés.

Il y avait un décalage colossal entre le discours que j’étais en train d’écouter sur Radio Freedom et ce que j’avais pu voir sur l’affaire dans les autres média. Là, sincèrement, j’ai commencé à avoir des doutes.

La capacité de douter est l’une des composantes essentielles de la culture scientifique que j’ai reçue et pratiquée au cours de ma vie déjà longue. Dans cette affaire des femmes de Saint-Louis, le doute grave s’imposait, et fidèle à mes habitudes de chercheur et d’expérimentateur, j’ai décidé d’aller sur le terrain pour me faire mon opinion directe et en avoir le cœur net.

Références et repères

A ce point de mon témoignage, et avant de partir vers des territoires conceptuels mal ou peu connus de beaucoup, y compris de personnes ayant reçu une éducation supérieure, voir par exemple l’ignorance encore quasi-générale de la culture spatiale alors qu’un demi-siècle se sont déjà écoulés depuis Spoutnik et Gagarine.

J’aimerais vous donner quelques références personnelles pour rassurer ceux qui pourraient être tentés de « décrocher » au cours de la suite de mon témoignage, qui je le reconnais va peut-être sortir par moments des sentiers habituels.

Voici quelques points de repère :

J’ai toujours été le premier de la classe pendant mes études secondaires. Mais, ce qui est peut-être le plus intéressant, c’est qu’en 1961, je suis entré à l’Ecole Polytechnique avec deux 18/20 aux deux épreuves de mathématiques, en analyse et en géométrie, les meilleures notes sur un ensemble de huit mille candidats. Après l’intégration, comme on dit, j’ai pendant une semaine été le major de ma promotion grâce à une composition de français particulièrement bien réussie.
J’ai eu une première carrière professionnelle qui m’a permis de faire le tour du monde, avant de reprendre des études à l’Université de Cornell pour devenir Docteur ès Sciences du Comportement et de l’Organisation, suit à quoi je suis rentré à La Réunion au pays de mes ancêtres.
Après 1979, suite à une candidature pour être cosmonaute où, sur huit cents candidats au départ, je suis arrivé vingtième derrière Jean-Loup Chrétien et Patrick Baudry, j’ai pendant 25 ans fait le grand écart entre ma case à Sainte-Rose et des bureaux à Paris, au siège du CNES. Pendant les années 90, j’ai présidé le Comité Education de la Fédération Mondiale d’Astronautique. En 1997, j’ai aidé des élèves de Saint-Denis à imaginer et construire le premier satellite collégien du monde.
Il y a trois ans de cela, j’ai eu l’honneur d’être choisi pour faire le discours d’accueil de la Promotion 2012 de l’Ecole Polytechnique, devant mille polytechniciens en grande tenue et une cinquantaine de colonels et de généraux, et j’avoue que j’ai eu le trac de ma vie. Et en juin dernier, il y a moins de deux mois, à l’Ecole Militaire, à Paris, j’ai eu la responsabilité du discours de clôture du colloque Mer et Espace.

Je m’excuse de raconter tout cela, mais tellement de choses lourdes, à défaut d’être vraies, ont été dites à propos de Maître Sané et du groupe de recherches spirituelles de Saint-Louis, que je me sens obligé pour être crédible et entendu, d’apporter aussi des références de poids.

La transcendance et le réel, au-delà du rationnel

Il est nécessaire que je donne quelques explications sur le fond du sujet qui nous intéresse ici, et que je parle d’un domaine dans lequel j’ai eu le bonheur d’acquérir quelques connaissances, mêmes si elles sont finalement bien minimes. Je veux dire maintenant quelques mots à propos de la « transcendance », de ces domaines de la réalité, de l’existant, qui sont encore hors de portée de la raison et des approches « rationnelles » qui font loi depuis la grande époque grecque, l’époque d’Aristote, de Pythagore, d’Archimède et de quelques autres dont les noms ont marqué l’histoire de l’humanité. Ce sont les voies tracées par ces géants qui, une centaine de générations plus tard, nous ont conduits à la modernité, ont permis de décrocher la Lune, et nous ont fait voir, c’est très récent, il y a une vingtaine d’années à peine, des milliers de planètes habitables autours de soleils lointains. Nous mesurons le chemin parcouru quand nous pensons qu’en l’an 1600, c’était hier, un dominicain philosophe nommé Giordano Bruno a été grillé vif pour en avoir simplement évoqué la possibilité.

La transcendance, c’est tout un ensemble de notions qu’on ne peut voir qu’avec le cœur, comme aurait dit Antoine de Saint-Exupéry. On ne peut pas « expliquer » la transcendance de manière raisonnée, de manière « rationnelle ». Ce n’est, techniquement, simplement pas possible.

La transcendance est un domaine privilégié des mystiques et des grands poètes. Tous sont conscients que la transcendance n’est pas accessible au moyen du langage, non pas à cause de quelconques « interdits » moraux, mais parce que l’outil n’est pas adapté et que les structures du langage ne peuvent pas « porter », comme on dit en informatique, les structures de nature transcendante. Ca ne passe pas. Ca ne peut pas passer. Les notions transcendantes peuvent être claires dans les esprits, quelquefois extrêmement claires, mais il n’est pas « possible » d’en parler.
Alors, pour communiquer ces notions, cette réalité au-delà du « rationnel », tout en se servant du langage, il faut trouver des d’artifices, et c’est à quoi s’essayent les mystiques et les poètes, quand ils écrivent entre les lignes. Mais ces artifices, d’un point de vue culturel, sont encore du niveau de la chasse et de la cueillette d’avant l’invention de l’agriculture et de l’élevage il y a quelque dix mille ans.

Pour référence, je voudrais ici citer deux ouvrages classiques qui traitent de ces sujets, publiés pour la première fois en 1901 et 1902, maintes fois réédités depuis et toujours en usage dans les milieux universitaires. Il s’agit de « Cosmic consciousness » du Dr. Richard Bucke, et de « The varieties of the religious experience » de William James.

La transcendance est le terrain des mystiques et des poètes, mais aussi, et là cela devient très intéressant, c’est une notion qui a été abordée avec le plus grand succès dans le monde des mathématiques. Et là les choses différentes, nous ne sommes plus dans la chasse et la pêche, nous sommes dans de la culture contrôlée et maîtrisée. J’ai eu le bonheur d’aborder et d’étudier la transcendance sous son aspect mathématique quand j’étais en classe préparatoire, dans les classes de Math Sup et de Math Spé au Lycée Louis-Le-Grand, et j’ai découvert d’autres visions du monde.

La maîtrise de la transcendance a pris du temps depuis que Pythagore et ses collègues ont soulevé la question. Il a fallu 23 siècles pour que la nature transcendante du nombre « pi » et d’une infinité d’autres nombres dérangeants soit comprise et exposée par le mathématicien français Joseph Liouville en 1844, et encore une quarantaine d’années avant que Cantor et Dedekind inventent la méthode des « coupures » qui permet une manipulation rigoureuse des nombres transcendants à partir de nombres rationnels. Mais le résultat est là, et « sans y toucher » nous avons la possibilité d’être pleinement opérationnels dans le domaine des nombres transcendants, en utilisant les subtilités d’une démarche qui reste entièrement dans le domaine du raisonné.

C’est beau.

Ceux qui connaissent la théorie des nombres comprennent sans mal de quoi je parle. Pour les autres, il est facile aujourd’hui de se familiariser avec le sujet en quelques heures seulement, en cherchant sur internet. Dans l’ensemble des nombres « réels », ceux que l’on peut aligner comme des points sur une ligne droite, il y a les nombres « entiers », puis les nombres « rationnels » qui sont des rapports de nombres entiers et avec lesquels on sait facilement faire des calculs depuis l’époque des grecs. Et puis il y a les nombres « algébriques » qui sont la solution d’équations dont tous les termes sont rationnels. Et puis il y a tous les autres nombres réels, qui ne sont ni entiers, ni rationnels, ni algébriques, que l’on appelle « transcendants », et que l’on ne savait pas manipuler jusqu’à très récemment, il y a tout juste un siècle et demi.

Voilà pour la transcendance, qui devient non pas « explicable », mais « raisonnablement abordable » quand on l’approche par la voie royale des mathématiques, ce que l’on ne sait pas encore faire de manière systématique, contrôlée, quand on utilise les langages courants. Je dis bien « pas encore », parce que cela pourrait changer. Pendant longtemps, « décrocher la Lune » a été le symbole de l’impossible. Mais ma génération a su, a pu, franchir les limites de la gravité terrestre pour atteindre la Lune, et aujourd’hui, notre monde ce ne sont plus seulement La Réunion, la France, l’Europe, la Planète Terre. Aujourd’hui, notre monde, c’est la totalité du système solaire. Je pense qu’avec les développements extraordinaires et extraordinairement rapides de l’imagerie électronique et de l’information numérique, la génération des « petites poucettes », pour faire référence au récent livre de Michel Serres, cette génération saura trouver les algorithmes qui, avec des structures langagières plus pointues que celles que nous utilisons habituellement, permettront de franchir les barrières du langage comme nous avons franchi celles de la gravité.

Il y a tout un domaine de recherche qui s’ouvre vers ce que j’appelle la « transcendance opérationnelle », un domaine auquel je m’intéresse depuis les années 70, depuis mes études à Cornell où j’ai commencé à entrevoir cette possibilité de percée, cette extraordinaire extension du domaine de la raison.

Rencontre avec des femmes remarquables

Revenons maintenant à mon approche expérimentale des événements de Saint-Louis. Quelques jours après avoir entendu Radio Freedom en octobre dernier, profitant d’un passage à Saint-Louis, je me suis arrêté près de l’église et j’ai demandé successivement à deux boutiquiers où habitaient ces femmes dont on parlait dans les journaux et autour desquelles il y avait ce climat d’émeute. Les boutiquiers, l’un comme l’autre, m’ont dit qu’ils n’avaient rien vu, rien entendu et qu’ils n’avaient pas connaissance de tels événements.

Cinquante mètres plus loin, sur la Place de l’Eglise, j’ai posé les mêmes questions au tenant d’un kiosque de boissons et de samoussas. Il a levé les yeux au ciel et il m’a dit : « quand ils ont lancé des cocktails molotov et qu’il y en a un qui a détruit un réverbère j’ai cru qu’ils allaient mettre le feu à mon kiosque », et il m’a décrit des scènes de violence verbale et physique d’une foule de « sauvages », avant de m’indiquer, à deux pas, la maison qui avait été attaquée.

Je me suis présenté devant la maison, deux femmes étaient à une fenêtre, et j’ai dit « si vous le voulez bien, je viens pour vous écouter ». Elles m’ont fait entrer, et je me suis retrouvé avec un groupe d’une dizaine de jeunes femmes et une femme plus âgée qui était la maman de certaines d’entre elles. J’ai vu des femmes aux visages radieux, apparemment bien dans leur peau, vêtues classiquement à la manière musulmane, et qui pendant deux heures, m’ont raconté leur histoire.

Elles m’ont parlé de leurs familles, venues de Mayotte et installées à Saint-Louis. Elles-mêmes sont nées à La Réunion, ont été élevées et y ont fait des classes plutôt brillantes puisque plusieurs d’entre elles sont à l’Université, dans des études de sociologie, d’anthropologie. Elles m’ont dit que éduquées dans la religion musulmane, elles avaient trouvé que l’enseignement de la Medersa ne répondait pas suffisamment à la soif de spiritualité et de connaissance que l’on ressent naturellement quand on est un adolescent éveillé, et elles se sont tournées vers une démarche soufie en formant un groupe autonome de recherche spirituelle auquel se sont jointes certaines de leurs amies d’école.

Elles m’ont dit la perte de contact avec la plupart des membres de leurs familles dont le niveau de culture était resté très faible. Perte de contact non pas par un rejet dont elles se défendent, mais en raison de l’incommunicabilité croissante avec un monde dont leur éducation les avait éloignées, avec un décalage culturel qui devenait chaque jour plus difficile à franchir, surtout pour les familles.

Je n’avais aucun mal à suivre leurs propos, qui se situaient à des niveaux de conversation relativement élevés. Et sur le plan du soufisme, je les suivais sans difficulté, ayant moi-même au cours de ma vie été sensibilisé à cette approche par le contact avec deux grands maîtres en la matière. Pendant les années 60, j’avais été nourri par les lectures de la célèbre revue « Planète » dirigée par Louis Pauwels, patron du Figaro, qui plus tard, en 1984, m’avait confié la rédaction d’un « Cahier Science » complet du « Figaro Magazine ». Et surtout, dans les années 70, j’avais été très proche de mon camarade polytechnicien Pierre Schaefer, inventeur de la musique concrète et de l’IRCAM de Jean-Michel Jarre, et fondateur du Service de la Recherche de l’ORTF, devenu ensuite l’INA. Dans leur jeunesse, Louis Pauwels et Pierre Schaefer avaient été formés à l’Ecole de Fontainebleau dont les origines soufies étaient notoires [ Peter Brook en a fait un film sous le titre « Rencontres avec des hommes remarquables » ].
Donc je me trouvais avec des femmes supérieurement instruites, pas sectaires pour un sou, et la qualification « de l’ignorance ou de la faiblesse d’une personne en état de sujétion psychologique ou physique » que l’on retrouve dans le procès m’a fait doucement sourire. Il y a là de toute évidence pour qui a les yeux ouverts une erreur d’appréciation grossière, qui ne met pas en cause la probité du rédacteur de cette accusation, mais qui indique clairement son manque de connaissance du sujet au moment de l’accusation, ce qui n’est pas un reproche en soi ( humanum est… ), et cela peut évoluer, c’est pour cela qu’il y a une juridiction d’appel.

Les femmes du groupe de recherche m’ont aussi parlé de l’ambiance dans la communauté mahoraise de Saint-Louis et de la présence d’un gourou mahorais, manipulateur et peut-être mafieux, qui exercerait une influence néfaste sur la communauté. Cet homme pourrait être à l’origine du « signalement » dont les chercheuses ont été victimes, et peut-être l’incitateur des émeutes menées par les familles. Je n’en sais guère plus, mais à ma connaissance je n’ai pas entendu par les média qu’il y ait eu une enquête sur les origines du signalement, ni sur les jeunes qui jouaient avec les cocktails molotov.

Elles m’ont dit leur surprise du changement de comportement des gendarmes, d’abord protecteurs, puis inquisiteurs et laissant entrer derrière eux des familles en colère qui ont saccagé la maison, causant pour quelque 14 000 euros de dégâts que la propriétaire a imputés aux jeunes femmes avant de les mettre à la porte malgré 18 années d’occupation paisible des lieux. Il serait peut-être intéressant de regarder de plus près dans quelles conditions douteuses s’est faite cette expulsion qui ne paraît pas très claire, et il y aurait peut-être de belles études à faire sur ce sujet.

Elles m’ont aussi dit comment elles avaient eu connaissance du Professeur Sané, venu du Sénégal pour rejoindre sa femme réunionnaise, et comment, après avoir pendant un certain temps fait régulièrement le trajet aller-retour à Saint-Denis pour suivre ses enseignements, elles ont trouvé plus simple de l’inviter avec sa femme et son enfant à venir résider dans une petite partie de leur grande maison pour faire des économies de temps et de transports.

Le Professeur Papa Sané : un homme remarquable

Quelques semaines après ma visite à Saint-Louis, j’ai eu l’occasion de regarder une interview de Papa Sané réalisée par Réunion Première. Il s’exprimait pendant une vingtaine de minutes d’une manière très posée, en des termes bien choisis, qui pour moi étaient très clairs. Il m’a paru évident que Papa Sané naviguait dans les mêmes sphères intellectuelles que celles où je faisais mes propres explorations sur la transcendance. Sané était parvenu par la voie religieuse dans des domaines où moi-même j’étais arrivé par la face mathématique.

C’était la première fois que je le voyais et que je l’entendais. Le Professeur Papa Sané, parce que c’est comme cela qu’il faut l’appeler avec tout le respect que l’on doit à un grand monsieur, m’est apparu comme quelqu’un de très brillant et très net. Il m’a semblé que sa place était plutôt de tenir une chaire à l’Université que d’attendre en prison. Ce serait sûrement plus utile pour la société.

J’ai essayé par la suite de rencontrer Papa Sané en prison, nous avons certainement des choses à partager en matière de recherches qui peuvent être importantes pour la société et pour l’humanité. J’ai déposé une demande en bonne et due forme au Palais de Justice à Champ Fleury, mais étrangement ma demande m’a été retournée avec la mention « inconnu à Domenjod ». Personne n’a pensé à me dire qu’il était à Saint-Pierre et à transmettre les papiers. Cela reste pour moi un mystère.

Le procès des deux cultures

Le 2 juin, toujours fidèle à ma démarche expérimentale, je me suis rendu au Tribunal de Saint-Pierre, et pendant de longues heures j’ai suivi le procès depuis les bancs d’un public clairsemé.

J’ai noté l’absence de la Miviludes, qui pourtant était partie civile, et les efforts de la Procureure qui a peiné à trouver quatre critères applicables au cas de Papa Sané. J’avais déjà eu, il y a quelques années, lors d’une journée avec Jeunesse et Sports, l’occasion de remarquer le peu de sérieux de ces critères, puisque si la Miviludes appliquait ses critères à la vénérable institution qu’est la gendarmerie, elle trouverait neuf points positifs sur les dix points proposés. Non, ce n’est pas très sérieux, et cela fait penser à une expression qui a cours dans les classes de l’école primaire : « c’est celui qui le dit qui y est ! ».

A mon grand étonnement, j’ai entendu le rapport d’un « expert » qui, après avoir dit que Papa Sané avait toujours été le premier de la classe au Sénégal avant de faire ses études d’informaticien, a estimé que l’intelligence de son client était « moyenne ». Cela aussi m’a fait sourire. J’ai repensé à une conférence de Werner Heisenberg sur le principe d’incertitude et l’interaction entre observateur et observé. Dans le cas Sané, je pense que l’évaluation « intelligence moyenne » s’appliquerait plutôt à l’observateur. Mais là aussi c’est une question de contexte, et je ne doute pas que dans d’autres circonstances, l’observateur en question doit être lui aussi brillant.

J’ai été aussi surpris de voir qualifier d’ « abandon d’enfant » le geste sensé et protecteur de confier son enfant à un membre de la famille pour l’écarter momentanément des risques graves que pouvaient lui faire courir des familles émeutières prêtes à assaillir la maison.

J’ai souri discrètement quand j’ai entendu l’histoire de ce couteau symbolique qui n’a blessé ni tué personne. C’est une histoire classique que l’on retrouve par exemple sous la forme du rite d’une épée pointée de manière menaçante vers le candidat lors d’initiation fraternelles dans d’autres instances dont je ne dirai pas le nom, elles aussi orientées vers des recherches spirituelles. Papa Sané a élégamment référencé le geste du couteau qui fait partie des grandes traditions reconnues depuis Abraham, mais il n’a pas été entendu.

Pendant toutes ces heures passées dans la grande salle d’audience du Tribunal de Saint-Pierre, j’ai parfaitement entendu et compris chaque mot et chaque phrase profondément sensée que prononçait Papa Sané, qui me paraissaient parfaitement adaptés dans le contexte des questions du Président ou de la Procureure. Mais je n’ai pas senti qu’à l’inverse la Cour ait compris les propos de Papa Sané. Mon sentiment intime est qu’effectivement, ils n’entendaient pas et ne comprenaient pas. Je n’y ai vu le signe d’aucune méchanceté ni de mauvaise volonté particulière, et j’ai même eu l’impression qu’ils faisaient leur travail de leur mieux possible. Mais le fait est qu’ils ne pouvaient pas comprendre, cela ne leur était pas techniquement possible. Malgré leur très certain haut niveau d’éducation et malgré leurs années de pratique, l’affaire de Papa Sané et des chercheuses de Saint-Louis se déroulait sur un domaine qui était visiblement étranger aux membres de la Cour, sur des idées dont ils n’avaient sans doute jamais encore pensé qu’elles puissent être motivantes. Des idées qui pourtant émergent au cœur d’une humanité en évolution extrêmement rapide, dans un univers dont l’histoire se dévoile maintenant jusqu’à quelque 13 milliards d’années.

En guise de conclusion

Pour terminer ma déposition à la demande et en faveur de Papa Sané, je voudrais en guise de conclusion vous livrer une parabole. C’est une histoire que nous avait racontée en 1960 le professeur Chazelles, Grand Manitou de la « Taupe Cha » :

Cette histoire se passe au début du siècle dernier, avec un mathématicien d’une certaine renommée que pour des raisons obscures sa famille mal intentionnée avait fait enfermer dans un asile. A l’époque c’était facile. Un jour, un journaliste en mal de copie se rend à l’asile pour interviewer le professeur et il a une longue conversation avec ce dernier. Dans son article, il écrira plus tard « Oui, cet ancien mathématicien était devenu vraiment fou, parce que tout au long de notre rencontre il n’a pas arrêté de me parler de nombres dont le carré était négatif… Or chacun sait très bien que les carrés des nombres sont toujours positifs... ! ».

Ce journaliste visiblement ne connaissait pas encore les nombres complexes imaginaires purs… Aujourd’hui, il aurait peut-être rédigé son article différemment… Dans un registre similaire, nous ne mettrons pas en doute la capacité du premier jury, qui sans être ni bête ni méchant, ne pouvait pas comprendre les propos de Sané, tout simplement parce que visiblement cela ne faisait pas encore partie de sa culture…

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Je suis venu et j’ai témoigné de ce que j’ai observé, de ce que j’ai entendu, parce qu’en tant que Médaille d’Argent de la Société nationale pour l’Encouragement au Progrès, dont vous pourrez voir sur Internet la liste des illustres membres, j’ai pensé qu’aujourd’hui, ma place était ici.

Je vous remercie d’avoir écouté mon témoignage de mathématicien et de sémanticien en ce jour du 4 août, date hautement symbolique dans l’esprit républicain, bien présent et bien vivant, puisque cette audience devant la Cour d’Appel est bien là pour prouver que la Cour qui a rendu un jugement le 2 juin dernier n’a pas le privilège de la Justice.

Et je terminerai par ces cinq mots magiques qui forment les piliers de la république :

Liberté, Egalité, Fraternité, Diversité, Curiosité !

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