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Sudel Fuma : le « miracle créole »

Publié le 13 janvier 2010

Sur 63 447 esclaves dénombrés en 1826 sur l’île Bourbon (devenue la Réunion), 79,2 % étaient cultivateurs, 16 % domestiques, 2,9% ouvriers, 0,9% marins, 0,6% journaliers et 0,4% pêcheurs. Malgré un statut proche de celui de la bête de somme, les esclaves ont légué une langue, des coutumes et un patrimoine culturel aux générations suivantes. Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de La Réunion et Directeur de la Chaire Unesco - La Réunion, Sudel Fuma décrit dans ce texte les caractéristiques du « miracle créole ».


photo : Sakara Press

Texte publié sur le site portal.unesco.org

Traité comme une bête de somme, un outil, la chose de son maître, l’esclave était réputé voleur, paresseux, dépourvu de sens moral, toujours prêt à mettre en péril les biens de son propriétaire. Aujourd’hui, il commence à être reconnu comme l’architecte d’une nouvelle culture, d’une nouvelle société, dans les îles de l’océan Indien.

Eprouvés par la captivité et le long voyage les esclaves déportés dans les îles de l’océan Indien entre le XVIIe et le XIXe siècle, étaient victimes de racisme, désocialisés, déculturés, voire déshumanisés. C’était une poussière d’individus en exil, arrachés à leurs familles, coupés de leurs mythes, de leurs symboles, de tout ce qui fondait leur raison de vivre. Plus de lignée, plus de nom, plus de généalogie. Les esclaves n’avaient pas le droit de se regrouper et d’ailleurs ils ne se comprenaient pas toujours entre eux : Makuas, Yaos, « Inhambanes », Makondé, Betsimisaraka, Sakalava, Merina, Betsileo et autres ethnies d’Afrique et de Madagascar, Indiens, Malais et Indonésiens parlaient des langues différentes, appartenaient à des traditions différentes. Chasseurs, éleveurs, paysans, venus de sociétés matrilinéaires, patrilinéaires, polygames, monogames, gérontocratiques ou monocratiques, ils n’avaient pas beaucoup de choses en commun. Pourtant, ils ont su s’adapter à des conditions de vie inhumaines dans un univers hostile pour survivre et laisser à la postérité des traces de leur existence.

Sur 63 447 esclaves dénombrés en 1826 sur l’île Bourbon (devenue l’île de la Réunion), 79,2 % étaient cultivateurs (entre 1680 et 1810, l’agriculture dans les îles de l’océan Indien dépendaient à 90 % du travail des esclaves), 16 % domestiques, 2,9% ouvriers, 0,9% marins, 0,6% journaliers et 0,4% pêcheurs. Dans cette colonie française, comme dans la colonie britannique de l’île Maurice, l’esclave, baptisé « pioche », était assimilé à un outil jusque dans les documents officiels et il était souvent préféré à une bête de somme. À Madagascar, plate-forme du commerce négrier à destination des colonies à sucre, ils étaient des milliers à exercer le « portage ».

Rien ne permettait à l’immense majorité de ces individus opprimés de développer leur créativité ou des compétences professionnelles particulières. Et pourtant, les « esclaves à talent » – comme on appelait les charpentiers, menuisiers, tailleurs de pierre et appareilleurs de l’époque – ont réalisé de véritables chef-d’œuvres comme des routes, des usines à sucre, des églises ou des bâtiments pour la Compagnie des Indes. Le château du Gol à Saint- Louis et la Maison Desbassayns (île de la Réunion), l’actuel Muséum d’histoire à Mahébourg et le port de Port-Louis (Maurice), ne sont que quelques exemples du patrimoine qu’ils nous ont laissé. Sans oublier leurs découvertes, comme celle d’Edmond d’Albius (voir encadré p. 21), qui a révolutionné l’agriculture et fait de son île le premier producteur mondial de vanille.

On a souvent dit que les esclaves ne faisaient qu’obéir aux ordres des « commandeurs » et autres « régisseurs ». Mais peut-on pour autant nier leur apport au développement des colonies et à l’édification des sociétés insulaires des pays de l’océan Indien ? Leurs traces sont perceptibles dans des domaines aussi divers que l’aménagement du territoire, les structures sociales, l’économie, la culture.

Dans un récit de vie, recueilli par l’historien réunionnais Eve Prosper, un ancien d’un peu plus de soixante-dix ans déclare : « la plus belle leçon que nous ont laissée nos ancêtres esclaves, c’est de savoir travailler avec opiniâtreté, même dans un climat hostile et d’obtenir de bons résultats ». Les recherches faites sur l’héritage laissé par les anciens esclaves, notamment la tradition orale, montrent que l’apport de ces hommes a été capital dans l’évolution des sociétés de l’océan Indien. Il faut rappeler qu’ils étaient 140 000 en 1830, ce qui représentait 70 % de la population totale de l’île Maurice, de l’île Bourbon et des Seychelles.

S’il est vrai que les esclaves ont plutôt exécuté que conçu ce qui constitue aujourd’hui notre patrimoine tangible, il est tout aussi vrai qu’ils nous ont légué un patrimoine intangible authentique. Ils ont réussi ce que personne, ni les maîtres, ni les autorités coloniales, n’avaient prévu. En posant les fondements d’une nouvelle société qui possède aujourd’hui ses spécificités culturelles, sa langue, sa sacralité, son esthétique, ils ont accompli un véritable miracle : le « miracle créole ».

Ce miracle se manifeste partout et d’abord dans la langue : le créole. Il a été créé par les esclaves et parlé par les maîtres aussi. Il fait aujourd’hui partie du patrimoine culturel de toutes les îles de l’océan Indien. Malgré les tentatives, dans les années 1960, visant à le faire disparaître de la Réunion, il a résisté et fini par obtenir le statut de langue régionale, qui lui avait pendant longtemps été refusé par les autorités politiques. A Maurice, le créole est parlé par tout le monde, y compris les communautés hindou et chinoise qui conservent par ailleurs leur identité originelle. Il est considéré comme une langue à part entière et commence à être introduit, de façon expérimentale, comme langue de l’enseignement primaire. Quant aux Seychelles, le créole y est devenu langue nationale après l’indépendance du pays.

La cuisine, l’artisanat, la pharmacopée, les contes et légendes sont autant de richesses que nous ont laissés les esclaves et qui font partie de ce miracle créole. Sans parler de la musique. Très à la mode chez les jeunes, le séga et le maloya, typiques des îles de l’océan Indien, perpétuent la mémoire des ancêtres sur toutes les ondes des radios privées ou publiques. Il en va de même du Moring.

Certes, tous les habitants des îles de l’océan Indien ne revendiquent pas l’histoire de l’esclavage. Certains descendants d’esclaves africains ou malgaches ne se reconnaissent toujours pas comme tels, oubliant qu’« un peuple qui n’a pas de mémoire n’a pas d’avenir », pour reprendre les paroles du poète martiniquais Aimé Césaire. Il faut pourtant souligner que ces dernières décennies, une véritable révolution culturelle s’opère dans la région et que l’histoire est de mieux en mieux assumée par la population. Le 2 février et le 20 décembre sont aujourd’hui jours de fête à Maurice et à la Réunion, en commémoration de l’abolition de l’esclavage qui a eu lieu respectivement en 1835 et 1848.

Enfin, disons que le miracle s’est opéré essentiellement au niveau de l’identité créole, faisant du concept « d’identité résidentielle », le fondement même des sociétés créoles de l’océan Indien. Car si l’Afrique et Madagascar demeurent des référents culturels pour une grande partie de la population, la vraie patrie est le pays où l’on réside.

Sudel Fuma


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