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Le jour où… Nous nous sommes faits arrêter par une fausse milice à Madagascar

Publié le 5 novembre 2010

Suite du périple de Nirina et Rodolphe, deux marmailles la kour revendiqués, qui font le tour du monde depuis quatre ans, pratiquement sans budget, mais avec de la suite dans les idées. Carnet de voyage 10 : Le jour où… Nous nous sommes faits arrêter par une fausse milice (vraiment armée) à Madagascar.

Copyright : Rodolphe Sinimalé
Coucher de soleil sur Antananarivo.

Journal des aventuriers – Septembre 2006 :

Ses yeux sont rougis par l’herbe, la colère et l’oppression, et il me fixe désormais. Un regard dur mais profond dans lequel, l’espace d’un court instant, je crois apercevoir un enfant, désemparé mais présent. Le temps s’est arrêté depuis longtemps - trop longtemps - et j’ai peine à rassembler mes idées et maitriser mes émotions. Je suis un pantin agité et disloqué, sans âme. Je crois bien que c’est la première fois que je vois un fusil, un vrai. Long et imposant, lourd aussi me semble-t-il, tant les muscles du soldat qui me fait face semblent contractés. Le ciel, douloureux et chargé, et la température étouffante, nous enferment un peu plus dans cette pièce de théâtre suffocante. Tout autour, les immeubles aux murs de terre rouge, de six ou huit étages tout au plus, ont perdu leur éclat d’antan et font régner un gris lunaire sur la ville. Pas un passant, plus d’automobiles ni de motos, disparus eux-aussi, emportés dans la tourmente. Nous sommes seuls au monde, ce soir. Seuls face à ce magnifique pays, envouté et ensorcelant. Seuls face à nous-mêmes, impuissants. Seuls enfin, face à ce terrible regard, rouge sang.

Antananarivo. Nous sommes arrivés quelques jours plus tôt dans la capitale malgache et logeons dans un imposant appartement, quasiment vide : un grand cellier qui longe un mur pale, deux ou trois tableaux et une plante verte et triste. De grandes et larges fenêtres laissent cependant passer une lumière enivrante et folle, et je ne me lasse pas d’assister, impuissant et heureux, aux couchers de soleil extravagants sur la métropole : l’étoile dépose d’abord ses rayons délicats et dorés sur le toit des maisons, perchées en haut sur les collines. Puis c’est au tour du visage des enfants jouant en contrebas, dans la rue, de s’illuminer. La fresque malgache prend soudain un caractère irréel et sacré. Enfin, c’est un rouge apocalyptique - le rouge, encore et toujours - qui jaillit et enflamme soudainement la ville bâtie par les rois Merina sensibles et visionnaires, quelques deux cents ans plus tôt.
Je me dis tout bas : « Ce pourrait être la fin du monde ».

« Qu’est-ce que tu dis ? », semble me répondre, surprise et lointaine, Nirina, comme si mes songes avaient traversés le temps et l’espace pour venir la rejoindre, dans l’autre pièce.

Nous avons fait la connaissance d’un Volontaire du Progrès réunionnais, Mickael, un peu plus tôt dans la journée. Les « VP », comme on les appelle, sont de jeunes expatriés qui souhaitent « manifester leur solidarité envers les pays du sud ». Une belle initiative créée par le General De Gaulle au début des années 60. Il nous a invité presqu’immédiatement et chaleureusement à venir partager, ce soir, un repas de bienvenue. Nous nous sommes empressés de dire oui, excités à l’idée d’en savoir plus sur la vie ici, vécue à travers les yeux d’un Réunionnais. Surtout, je suis curieux de savoir comment lui fait face à l’insoutenable pauvreté qui règne ici. Des dizaines, des centaines – comment savoir ? - de villageois se pressent en effet aux abords de la ville aux milles collines, tribu d’hommes, de femmes et d’enfants chaque jour un plus importante, en quête d’un futur incertain. Là, chez ce vieil homme errant tirant un lourd chariot rouillé rempli de bouteilles vides, je crois voir le visage de mon père. Un peu plus loin, chez cette femme fatiguée et sans âge, allongée au milieu des détritus, ma mère. Nombre d’entre eux se retrouveront à dormir dans des tunnels noirs et pollués, avec pour seule compagnie le bruit terrifiant des camions qui alimente le poumon économique du pays, jour et nuit. Avec leurs rêves incessants, aussi. Le cortège des visages familiers se mêle soudainement à la poussière opaque et légère dans un défilé terrifiant.

Copyright : Rodolphe Sinimalé

Nous avons quitté l’appartement froid d’un pas rapide et heureux. Le soleil s’en est allé, lui aussi.

Nous hélons un taxi, qui s’arrête et nous emmène aussitôt. Je découvre avec un intérêt non dissimulé la conduite des chauffeurs de taxi malgaches. Pour consommer moins de carburant, ils coupent le moteur des Peugeot antédiluviennes à chaque descente, laissant ainsi la place à un étrange récital de roulements accablés.

Devant une belle et haute maison, Mickael nous attend déjà. Imposant, la chevelure sauvage et le regard brillant, presqu’illuminé, il nous fait signe et la voiture fatiguée s’arrête. Nous montons à l’étage et sommes invités à nous asseoir. Nous nous affaissons dans un large canapé beige, à demi-englouti et content. "Manaona ! Ca va ? Qu’est-ce que vous voulez boire ? Vous voulez manger du romaza - » tente de nous dire notre ami, brusquement interrompu par la sonnerie du téléphone. « Des nouvelles de La Reunion ! », nous dit-il d’une voix enjouée.

La soirée est douce et chaleureuse, les regards deviennent complice au fil de cette amitié naissante. Mickael nous apprend qu’il n’a pas fermé son cœur en arrivant ici , mais qu’il a appris que l’ « on ne pouvait aider tout le monde ». Sa phrase tourne en boucle dans me tête, sans issue. Il est 22 heures et déjà, Mickael nous invite à prendre la route : il ne faut pas rentrer trop tard. "Ce sont les élections présidentielles en ce moment, et la tension est montée d’un cran ici".

En bas, nous cherchons un taxi avec un enthousiasme mou. Un, puis deux puis trois passent devant nous, sans même ralentir. Enfin, un quatrième, le bon celui-ci. Il nous demande notre destination et, d’un signe de la tête, acquiesce. Presqu’instantanément, nous nous engageons dans une descente vertigineuse, le moteur éteint, comme d’habitude. La voiture flotte littéralement dans les airs. Le frottement des pneus sur la route pavée initie une mélodie connue et reconnue qui me plonge doucement dans le temps. Mon père me déposait parfois à l’école, le matin, avec une vieille fourgonnette de La Poste. Il faisait souvent froid, là-bas. Je m’asseyais à l’arrière, dans le grand coffre tout en tôle et sans vitre – on voyait à peine la route, minuscule chaussée bleu-goudron défilant entre le levier de vitesse et les appuis-tête à l’avant ! Mais lorsque l’on passait sur la vieille route pavée, alors je savais qu’on se rapprochait de ma douloureuse destination. Un souvenir léger et profond, déchirant de beauté, rempli d’insouciance. Le tempo s’accélère à mesure que nous prenons de la vitesse et devient envahissant, au point de me ramener irrémédiablement à notre présent malgache. Les phares du taxi versatile fonctionnent à peine, l’éclairage hésitant entre le jaune blême et un blanc livide. La lune, timide et paresseuse, a laissé sa place à une chape de nuages denses, donnant aux quelques silhouettes alentours des allures de fantômes. Un souffle tiède et délicat passe à travers l’une des vitres ouvertes, effleurant nos visages.

Puis c’est un coup de frein violent. La voiture s’arrête nette. Se dresse alors devant nous trois hommes imposants, portant les uniformes stricts et verts de l’armée nationale. L’un d’eux s’avance fièrement, échange quelques mots avec notre chauffeur, qui ne bouge pas d’un cran, devenu soudainement poupée de cire. Puis il vient taper à notre fenêtre. J’ouvre, hésitant. Mon cœur bat trop vite mais je crois garder la pose afin que Nirina soit rassurée.

« Papiers d’identité », nous lance-t-il, assuré. Je lui donne 15 ans, 17 tout au plus. La mâchoire carrée, les muscles saillants, il balaye d’un coup d’œil rapide et minutieux l’habitacle. « Désolé, nous ne les avons pas sur nous », j’avance avec une voix tremblante. « Mais nous n’habitons pas loin, juste là et... »

« Pas de papier, c’est la prison pour 72 heures. C’est la Loi ici », me coupe brutalement le soldat-adolescent, en s’approchant un peu plus. Les veines de sa puissante gorge semblent prêtes à exploser. Et, à cet instant, j’aperçois le fusil. Le monde bascule et je perds pied. Je crois entendre Nirina baragouiner quelque chose en malgache. Puis je discerne sur ses joues brunes quelques larmes qui coulent lentement : des perles vives dans un océan de tourments ».

A suivre... (La suite de cet épisode la semaine prochaine)

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- Episode 6 : Le jour où… Nous avons appris à faire des pizzas en Italie
- Episode 7 : Le jour où… Nous avons partagé des gâteaux dans la rue à Barcelone
- Episode 8 : Le jour où… J’ai dormi chez un chauffeur de taxi en Inde
- Episode 9 : Le jour où… Nous avons rencontré un couple de Réunionnais en Australie
- Episode 11 : Le jour où… Nous nous sommes faits arrêter par une fausse milice à Madagascar 2/2
- Episode 12 : Le jour où… J’ai rencontré ma famille mondiale (1ère partie)
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- Episode 14 : Le jour où… Nirina partagea un moment lyrique
- Episode 15 : Le jour où... j’ai rencontré le maître de méditation américain Alan Wallace
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- Episode 17 : Le jour où... j’ai rencontré Matthieu Ricard, moine bouddhiste et écrivain
- Episode 18 : Rodolphe et Nirina : plaidoyer pour le sourire
- Episode 19 : Le jour où... J’ai fait goûter le gâteau patate partout dans le monde
- Episode 20 : Le jour où… J’ai pris le temps de vivre à Madagascar
Aventuriers réunionnais de la mobilité : l’heure du retour
Les secrets du voyageur : sourires, réseaux et partage
Rodolphe et Nirina, l’interview

Joindre Rodolphe et Nirina : [email protected]


Rodolphe Sinimalé

Rodolphe Sinimale is a traveler, meditation teacher and writer.
In 2006, he left his position and sold out every little thing to focus entirely on the spiritual path. His search has led him all over the world - from Madagascar to Vietnam, from New-Zealand to Japan, from USA to Thailand – in order to learn, to give and to share.

Rodolphe Sinimale holds a M.B.A in Human Resources Management, from the Paris Graduate School of Management, France.

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