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Immobilis in mobile : Bavardages autour des résistances juvéniles réunionnaises à la mobilité

Publié le 16 décembre 2008

Que Jules Verne nous pardonne. La célèbre maxime du capitaine Nemo (Verne, 2001, [1869]) que nous détournons ici, illustre métaphoriquement un changement dans la mobilité des Réunionnais et des Réunionnaises, en général, et chez les jeunes, en particulier.

[Texte de P. Ascaride & P. Vitale extrait du N°7 de la revue Faire Savoirs paru en 2008, pages 34-45 du dossier "L’île de la réunion" : regards contemporains", sous la direction de Philippe Vitale. Voir le sommaire]

"Ceux qui ne bougent pas, ne sentent pas leurs chaînes".
Rosa Luxembourg

Les années 60 ont vu s’instaurer à la Réunion une politique d’émigration volontariste1, chapeautée par Debré (Gauvin, 2006), encourageant, jusqu’en 1980, des départs massifs pour la métropole, de
populations en âge de travailler ou de mineurs reconnus arbitrairement comme orphelins, abandonnés, en danger et/ou délinquants (Ascaride, Spagnoli & Vitale, 2004), afin de tenter de pallier aux conséquences de la démographie, du chômage et de la précarité. Soutenu en 1963 par le BUMIDOM (Bureau pour le développement des migrations intéressant les DOM), dont l’objectif principal est alors de contribuer à aider les "domiens" à émigrer en métropole, et accompagné par le CNARM (le Comité national d’accueil des Réunionnais en métropole), destiné à veiller à l’installation des migrants sur l’hexagone, la politique de migration de Debré est un dispositif bien rôdé qui fait circuler, durant vingt ans, quelque 70.000 personnes au départ de la Réunion. Les "pionniers" des années 60, qui trouvent rapidement un emploi
dans l’administration, l’industrie et le tertiaire des Trente Glorieuses, s’installent définitivement dans les régions parisienne, lyonnaise, et du sud-est de la métropole.

« Communauté invisible » (Bertile & Lorraine, 1996), métissée, mais aux phénotypes pluriels
qui déroutent les étiquetages ; de culture ultramarine mais convaincue de la grandeur de la
mère patrie ; de langue créole mais totalement soumise à la diglossie, la génération des
pionniers réunionnais prône le repli dans l’espace domestique et l’invisibilité politique et
sociale. Les regroupements familiaux, la nuptialité et la descendance des pionniers confortent
l’intégration hexagonale des Réunionnais et la vitalité du dispositif de migration de Debré.
Cependant, la crise économique des années 70 complique l’émigration et l’embauche des
Réunionnais en métropole. Corrélativement, les premiers échos de l’échec de l’aventure
BUMIDOM se font entendre plus ou moins fortement selon les DOM. Aimé Césaire parle,
sans détour, de « génocide par substitution » pour illustrer l’émigration des jeunes Antillais,
tandis qu’à la Réunion, Paul Vergès, alors secrétaire du PCR, déclare « la ponction est telle
que les conséquences seront catastrophiques dans quinze ou vingt ans. C’est comme si, après
la dernière Guerre mondiale, les Allemands avaient pu retenir définitivement chez eux tous
les prisonniers STO » (cités par Besson, 2005). Les propos sont extrêmes, la situation
explosive. De manière plus nuancée, mais tout aussi critique, à la Réunion, le terme
diaspora devient de plus en plus usité, notamment dans l’environnement de la publication de
Zistoir Christian, ouvrage à succès d’un collectif d’auteurs, publié en créole, puis en français
(1997, [1977]), qui raconte les tristes mésaventures d’un travailleur réunionnais en métropole.
Le racisme, la solitude, la précarité des emplois, l’exil sont autant de maux qui deviennent
représentatifs de l’émigration en métropole. A la crise qui secoue la métropole, s’associe, pour
une partie des Réunionnais, un désir d’autonomie conforté par l’indépendance de Maurice
(1968) et de Madagascar (1960), et qui sera suivie des insurrections malgaches de 1968 et de
la première vague des émeutes du quartier du Chaudron2 de 1973. Les effets de la politique de
Debré (Gauvin, 2006) opposent une classe moyenne de métropolitains en plein essor aux
créoles des bidonvilles qui connaissent les emplois précaires et le chômage.

Ils contribuent aussi à considérer le départ en métropole comme une émigration "en France",
vocable souvent utilisé par les Réunionnais pour bien marquer une situation postcoloniale qui
n’ a rien changé au rapport de tutelle et de domination d’une politique et d’un territoire
lointains, étrangers à l’île. Volens nolens, le processus migratoire se poursuit dans les années
80 avec l’invention d’un nouveau concept : la mobilité (Labache, 2005). La disparition du
BUMIDOM inaugure ainsi la naissance d’un organisme d’Etat, l’ANT, l’Agence Nationale
pour la promotion et l’insertion des Travailleurs d’outre-mer, qui poursuit sensiblement les
mêmes objectifs que le dispositif mis en oeuvre par Debré mais, euphémisme ou différence
notable, avec la souplesse et la liberté de déplacement des "domiens" d’une région d’emploi à
une autre. De « Français entièrement à part » (Bertile & Lorraine, 1996), les Réunionnais
sont proclamés, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir et de la décentralisation, « Français à
part entière ».

Ce changement arrive trop tard. Après avoir été constamment négatif depuis 1954, le solde
migratoire3 devient positif en 1982, sous l’effet conjugué de la baisse des départs et de
l’augmentation des arrivées des métropolitains (Festy & Hamon, 1983 ; Sandron, 2007 ;
Widmer, 2005). Cette immigration ne cesse d’ailleurs d’augmenter, depuis les années 80,
pour atteindre, aujourd’hui, un niveau très significatif par rapport aux départs. En d’autres
termes, contrairement aux installations durables et définitives des pionniers, on observe un
retour de Réunionnais en âge de travailler. Fait plus marquant encore, une partie des jeunes
dans la précarité et sans diplôme refusent l’aide à la mobilité proposée par l’Etat, en
"choisissant" de rester au chômage ou au RMI sur leur île. Pour autant, ni le chômage et ses
corrélats sanitaires et sociaux, ni les problèmes liés à la surpopulation de l’île ne se sont
véritablement améliorés, tandis qu’aujourd’hui, plus encore qu’hier, le fait d’avoir séjourné et
travaillé à l’extérieur de la Réunion garantit une meilleure insertion lors du retour sur l’île
(Temporal, 2007). Comment alors expliquer cette résistance4 juvénile réunionnaise à la
mobilité et à ce qui est annoncé, par les pouvoirs publics, comme l’unique chance d’un
meilleur avenir pour les Réunionnais et pour leur île ?

Un détour par la réception de l’émigration et de la mobilité, depuis les années 60, est sans
doute nécessaire pour tenter de poser quelques hypothèses sur cet immobilis in mobile, sur cet
immobilisme dans une île en mouvement.

Mon pëi bato fou ousa bana i rale anou ?5

A la Réunion, la poésie occupe une place tout à fait particulière. Depuis le XIXe siècle, elle
produit une littérature en français et en créole qui est privilégiée, écoutée, lue par les
Réunionnais. Avec le syndicalisme qui connaît dans l’île, notamment au travers du Parti
Communiste Réunionnais (PCR), un fort taux d’adhérents, c’est la poésie engagée qui
exprime les revendications culturelles, sociales, économiques et politiques.

Bato fou est un texte célèbre, en langue créole, du poète-écrivain-linguiste réunionnais Axel
Gauvin, publié au début des années 1980, et mis en chanson par le groupe Ziskakan. Il fait
partie du patrimoine culturel réunionnais. On le trouve notamment dans les manuels scolaires
de langue et de culture réunionnaises et il est devenu l’un des hymnes des "expatriés"
lorsqu’ils se retrouvent "de l’autre côté de la mer". Sur la base d’une métaphore tissée à partir
de la nature réunionnaise et de l’océan Indien, le poète décrit son inquiétude face à l’avenir de
son peuple aux prises avec le mouvement inéluctable de rattachement de la Réunion à la
métropole qui s’enracine dans l’émigration des forces vives de l’île. Bato fou est cependant
publié à une période où la Réunion connaît un changement politique et culturel sans précédent
qui semble questionner le lien de cette « amarre » (Vergès & Marimoutou, 2003). Mitterrand
accède, en effet, au pouvoir et, progressivement, la langue, l’histoire et la culture
réunionnaises commencent à acquérir droit de cité, si ce n’est encore leur publicité et leur
légitimité. C’est l’époque du fameux « vivre et travailler au pays » lancé par le premier
ministre Mauroy, qui reçut tout son écho dans les DOM-TOM. A la Réunion, si le climat
politique oppose toujours le PCR et la droite, il n’existe plus de divergence en matière de
mobilité. « La Réunion aux Réunionnais », slogan du programme du PCR de 1981, n’exclut
pas une politique de mobilité pour favoriser la formation et l’emploi des jeunes.
Bato fou n’est-il pas alors un texte anachronique, une poésie qui illustre bien la migration des
années Debré mais plus la mobilité des années Mitterrand ? Assurément non. Et ce, pour
plusieurs raisons.

Tout d’abord, le texte engagé d’Axel Gauvin ne pouvait se diffuser dans l’île avant 1981.
Rappelons que dans les années 60, l’ordonnance Debré (15 octobre 1960), qui intervient dans
le contexte de la crise algérienne et des insurrections antillaises, permet au préfet de la
Réunion d’écarter, pour ne pas dire exiler, tout individu « dont le comportement est de nature
à troubler l’ordre public ». La culture réunionnaise, dans toutes ses expressions, est ainsi
stigmatisée (langue, musique, cultes, célébration de l’abolition de l’esclavage…). Cet
"assimilationnisme" sert le pouvoir gaulliste. En effet, depuis la départementalisation, se
noue, pêle-mêle, une vive opposition entre le PCR et la droite réunionnaise, entre le combat
autonomiste et le nationalisme, entre les "anti-émigration" et les "pro-émigration", et entre le
sentiment national – c’est-à-dire l’assimilation au modèle métropolitain – et l’affirmation
d’une identité culturelle réunionnaise ainsi que la valorisation du créole (Gauvin, 2002). Tout
ce qui relève de la culture et de l’identité réunionnaise est ainsi l’objet d’instrumentalisation
politique : revendication à gauche et rejet, voire interdiction, à droite6. Les interdits et les
représentations étant têtus, la diglossie, le misérabilisme, le "dominocentrisme"7, la
condescendance et l’exotisme à l’égard de la Réunion et des Réunionnais ne s’arrêteront pas,
en 1972, avec l’abrogation de l’ordonnance Debré. De 1960 à 1980, la culture métropolitaine,
qui est imposée et diffusée sur les radios et la télévision d’Etat de l’île (RFO), est populiste
(jeux, séries télévisées, variétés). L’information délivrée au journal télévisé est filtrée. Il y a
trois salles de cinéma à Saint-Denis, moins d’une dizaine de bibliothèques dans toute l’île, et
la presse nationale, quand elle arrive, est toujours en retard et pour un prix de vente plus cher
qu’en métropole. La Réunion est une île, on ne le rappellera jamais assez.

Cette distance tient éloignés les manifestations et le changement social et culturel qui
émergent en France avec 1968. La Réunion, qui a déjà "loupé", à la fin des années 50, la
Nouvelle Vague au cinéma, ou le Nouveau Roman, reste à l’écart de la pop-music, de l’art
contemporain, de la révolution sexuelle, du débat politique européen, des sciences sociales.
Tout cela ne franchit pas l’océan ou le franchit à peine, au bénéfice d’un petit noyau
d’étudiants et de chercheurs, dans le cadre d’un jeune centre universitaire. Une majorité de
Réunionnais sont privés des outils d’analyse et de compréhension du changement social qui
vient de métropole et qui marque l’île de ses maux en moins de vingt ans : éclosion des
bidonvilles en périphérie des villes, ouverture des supermarchés qui inaugure la
consommation de masse, multiplication des routes goudronnées et des voitures qui remplacent
progressivement les charrettes à boeuf… Il existe, pourtant, un mouvement de résistance
culturelle et politique qui s’instaure dès la fin des années 50 à la Réunion, ainsi qu’ en
métropole, avec les premiers intellectuels réunionnais qui ont franchi l’Océan8. Ce courant de
pensée, s’il n’est pas structuré, est majoritairement d’obédience PCR. Initiateur d’oeuvres
artistiques magistrales, il reste toutefois souterrain durant de longues années, ignoré en
métropole et interdit à la Réunion.

Pour dire vite, cette assimilation à tous crins à la métropole laisse des traces indélébiles sur
une population métissée de Réunionnais dont, faut-il le rappeler, les ancêtres ont, soit connu
l’esclavagisme ou l’engagisme, soit été des descendants de maîtres, de "gros blancs", ou
encore ont été tenus à l’écart du système économique dominant, ou ont été le fruit d’unions –
souvent clandestines – entre les divers groupes. Face à l’absence de réappropriation de leur
histoire, de leur culture et de leur espace, les descendants d’esclaves réunionnais n’ont pas
fait, on l’a dit, l’expérience d’un véritable mouvement de revendication culturelle, comme ce
fut le cas, notamment, dans les Caraïbes, avec la négritude (Besson, 2005). Ils se retrouvent
alors comme les arrière-petit-fils et petites-filles de maîtres qui, tantôt, portent la culpabilité
d’un passé dont ils ne sont pas responsables, tantôt se vivent comme des exclus, des "petits
blancs des hauts", des yabs, dont les ancêtres furent rejetés de la haute société créole et qui
furent ruinés par le droit d’aînesse qui avait cours durant la colonisation (Bourquin, 2005). Ils
s’installent dans la complainte, la victimisation ou le ressentiment.

Dans ces années 60 de « la plus grande France » chère au Général de Gaulle, comme dans les
années 1980 du gouvernement socialiste, tous les Réunionnais oscillent entre tradition et
modernité. Ils voient leurs enfants apprendre le français à l’école mais continuent à parler et à
vivre le créole au quotidien ; ils connaissent la sécularisation mais pratiquent toujours une
religiosité hybride… Les exemples de ces contradictions, source de tension, sont nombreux et
toujours opératoires. Le changement social brutal, d’une violence politique et symbolique
inouïe, n’a pas été "assimilé" aussi facilement que le pensait l’Etat français. « On ne peut faire
le bonheur contre la volonté des Réunionnais ; s’ils voulaient rester clochards et illettrés
dans leur île… », nous confiait, au cours d’une de nos enquêtes, un politique responsable du
transfert de mineurs réunionnais des années 60 à 80, pour bien signaler qu’il ne pouvait y
avoir d’autre alternative à l’imposition d’un exil, d’un modèle français, pour sauver les
ultramarins de la misère et de l’ignorance. C’était sans compter sur le poids de la culture, du
politique, de la tradition, de la résistance souterraine des Réunionnais. Mais résister a toujours
un coût. Et les plus précaires de l’île vont en payer le prix fort.

Depi lo tan sharète-bèf ziska lo tan lanboutéyaz-loto, sé toultan
domoun mizér minm i arète si le bor shemin9

A la fin des années 80, la Réunion commence à redevenir, comme au XVIIe siècle, une terre
d’immigration : métropolitains, Malgaches, Comoriens s’installent sur l’île, tantôt pour un
mieux-vivre (35% de prime de vie chère, climat…), tantôt pour survivre (RMI, paix civile...).
La mobilité connaît, dans cette décennie, un net recul. Or, l’île "bouge" et vite. Le PIB, les
industries, le parc automobile, le tourisme s’envolent… corrélativement à la démographie, au
chômage, au RMI, à l’analphabétisme, à la malnutrition, aux suicides, aux violences
intrafamiliales et aux toxicomanies. Les secteurs plus traditionnels de l’île disparaissent
(culture du géranium, du vétiver), soit connaissent des difficultés insurmontables (pêche,
agriculture, en général, et culture de la canne à sucre, en particulier). Ce que l’on nomme
couramment la "perfusion" de la métropole à l’île s’intensifie par les RMI, les aides sociales
et les autres programmes d’accompagnement à l’emploi qui tentent de traiter localement le
problème du chômage, de la santé et de la précarité des Réunionnais les moins diplômés et/ou
les moins qualifiés. L’essor économique des années 1980-1990 ne profite qu’aux classes
moyennes et supérieures de l’île, de souche réunionnaise ou métropolitaine.

« De la charrette à boeuf jusqu’aux embouteillages, ce sont toujours les pauvres qui restent
sur le bord de la route » souffle à la radio un chômeur d’une trentaine d’années, lors des
secondes émeutes du Chaudron de février-mars 1991. Evénement marquant de la période
postcoloniale de la Réunion, l’épisode du Chaudron rend soudainement visible, aux yeux de
l’ensemble des métropolitains, la rupture économique et le choc culturel et générationnel que
connaît l’île. Quartier de Saint-Denis, étiqueté kagnar et kaf (voyou et noir) depuis les années
70, supermarché du zamal (sorte de haschich local) et du commerce souterrain, le Chaudron
est surtout une zone de relégation de familles réunionnaises précaires. Du 23 février au 25
mars 1991, des émeutes, des saccages, des blessés et des morts ébranlent le Chaudron et
terrorisent l’île. L’affaire de Télé-Freedom10 n’est que le vernis de ces événements. Les causes
profondes sont socio-économiques et culturelles, finalement assez similaires à celles des
banlieues de la Seine-Saint-Denis de cette période : chômage, RMI, délinquance, pathologies
sanitaires, absence de mobilité résidentielle avec trois générations qui se côtoient dans les
HLM… La crise du Chaudron est aussi, et avant tout, celle d’un changement social qui
s’exprime "en créole" : après la politique de modernisation gaulliste, après la gauche au
pouvoir, les Réunionnais qui sont passés, en quarante ans, d’une société rurale sans
souveraineté à une société postcoloniale, revendiquent le droit de vivre et de consommer
"comme les autres", comme les métropolitains, suivant le modèle qui leur a été imposé depuis
la départementalisation. Ce brusque changement se manifeste violemment, comme un coup de
gueule, une frustration (Merton, 1965), un sentiment d’exclusion chargé de rage (Dubet,
1987) mais sans pensée ni organisation politiques.

C’est un mouvement d’une spontanéité épidermique qui s’est éteint aussi vite qu’il a démarré.
Puisqu’il n’y a pas d’encadrement politique, la réponse des politiques est tout aussi fuyante.
La création de foyers culturels, d’espaces pour les jeunes, la garantie du maintien du RMI et
des logements HLM, étouffent dans l’oeuf ce qui aurait pu devenir une sorte de Mai 1968
réunionnais, achetant la paix sociale de l’île à grands coups de subventions associatives et de
promesses du maintien des ressources indirectes. Tout a échappé aux précaires du Chaudron,
même leur propre émeute qui est aujourd’hui, tantôt mythifiée, tantôt brandie comme
l’étendard sécuritaire. Tout a échappé aux Réunionnais du bas de l’échelle sociale, sinon le
"droit du non-droit" à pratiquer, ce que l’écrivain Alain Lorraine nomme le « marronnage
urbain » (Bertile & Lorraine, 1996). Longtemps victime d’une « histoire du silence »
(Gerbeau, 1998), le marronnage est, au XVIIIe siècle, cette fuite des esclaves vers les Hauts
de l’île. Le marron est mythifié par les jeunes Réunionnais des années 1990. C’est tout à la
fois l’homme du fenwar (la nuit), l’insoumis noir face au maître blanc, le révolté face à la
France, la victime d’un système colonial extérieur et imposé.

Alain Lorraine file la métaphore pour analyser les formes de « négritude sociale » des jeunes
qui se mettent en place après le Chaudron. Monde et mode de l’errance, de la débrouille, de la
subsistance au jour le jour, de la marginalisation, le marronnage urbain recontextualise une
négritude qui n’a pas existé, sauf pour quelques marrons qui ont donné leur nom aux
montagnes et aux cirques de la Réunion. La France devient alors, aux yeux d’une partie des
jeunes, le pouvoir Royal ou la Compagnie des Indes, et ses institutions, sa culture, sa langue
comme autant de pouvoirs extérieurs qu’il faut combattre. Le quartier prend alors toute sa
force et sa symbolique. Lieu du repli, du territoire à défendre, c’est le lieu considéré comme
celui d’un contre-pouvoir aux mains des Réunionnais. Tant pis si on reproduit le ghetto des
ilets (villages) où se réfugiaient les marrons ; à défaut de sortir du quartier et de l’île, le
marronnage urbain permet de s’en sortir et de vivre dans le quartier, à la Réunion… mais
immobile. C’est une sorte de retour recomposé à la tribu mythifiée mais, à la différence de
l’ouvrage du sociologue Maffesoli (1988), sans tribu.

« 9.7.4 Chiens Denis, 9.7.4 c’est ici qu’on vit… »

Ces paroles de Future Crew, groupe de rap réunionnais, fort apprécié des jeunes Réunionnais,
expriment, à leur manière, la situation de la résistance juvénile de l’île. Comme nous avons
souvent l’habitude de dire sous forme d’hypothèse (puisqu’aucune recherche n’a été menée
sur ce thème et que la nôtre est "sur pause" pour de tristes questions de financement), il y a,
aujourd’hui, plus de proximité entre les jeunes du 93 (Seine-Saint-Denis) et ceux des cités du
9.7.4 (de la Réunion), qu’entre ces derniers et leurs parents. Les codes vestimentaires, le rap,
les rivalités entre bandes, l’idéalisation d’une Amérique de la déviance, les fastfoods, le bitchdrinking
et les joints de zamal… compliquent encore le fossé qui se creuse entre les
générations de Réunionnais, les classes sociales, les genres, les appartenances cultuelles…
Chez les jeunes, si près de 44% d’une classe d’âge de lycéens accèdent au baccalauréat et que
leur taux de réussite s’approche sensiblement de ceux de la métropole, la corrélation entre
l’origine sociale et le diplôme est très significative, plus proche de la reproduction
métropolitaine des années 60 que des 80% au bac des années Jospin. Deux voies se
distinguent au sein du système éducatif réunionnais : la relégation et l’ordinaire (voir, dans ce
dossier, l’article de Tupin). En outre, tandis que trois bacheliers sur quatre poursuivent leurs
études dans le supérieur, seuls 12% quittent l’île pour un établissement de métropole ou
d’ailleurs. Ces taux de mobilité sont faibles au regard de l’attente des politiques, d’autant que
les conseils général et régional favorisent, on l’a vu, l’aide à la mobilité par des systèmes de
bourses, par le paiement de billets d’avion…

Il y a trois ans, la manifestation des étudiants diplômés de l’Institut Universitaire de
Formations des Maîtres (IUFM) de Saint-Denis, qui refusaient leur mutation en métropole, est
exemplaire de ce souhait, commun à toutes les classes sociales et à tous les profils de
Réunionnais, d’étudier et de travailler au pays… Si le taux de mobilité est faible chez les
enfants des cadres moyens et supérieurs qui réussissent, chez les autres, chez ceux qui ont
cumulé retards et échecs scolaires et qui sont sortis de l’école à 16 ans, la question de la
formation par la mobilité n’est plus d’actualité. Pour bien comprendre ce phénomène et afin
de ne pas être taxé de misérabilisme, on peut citer les résultats de l’Enquête Emploi 2005 de
l’INSEE qui montre que seuls 15 % des Réunionnais – sans emploi ou désireux d’en changer
– déclarent être prêts à quitter l’île et, parmi ceux-là, 7 % conditionnent ce départ à l’assurance
d’un retour. Dans le même sens, moins de 4 % sont prêts à quitter définitivement l’île pour un
emploi. Cette résistance au départ, à la mobilité, si elle concerne l’ensemble des catégories
d’actifs, est plus forte chez les jeunes non-diplômés et précaires. On saisit bien ici la force de
la résistance à la mobilité. Elle n’est pas seulement le fait de jeunes kagnar mais concerne tout
autant leurs parents ! Ainsi, alors que les années 90 voyaient se mettre en place, chez les
jeunes, une stratégie de mobilité de type "désot-redésot la mèr" (partir et revenir) qui
consistait à profiter des aides publiques pour venir « faire un tour en France », pour « venir
visiter Paris ou Marseille », « voir la famille ou les dalons (copains) » (Bigot, 2007), les
années 2000 distinguent une élite juvénile qui poursuit ses études dans le supérieur – plutôt à
l’extérieur de l’île que dans les institutions réunionnaises – et les relégués du système scolaire
qui refusent la formation à l’emploi et la mobilité. Bien sûr, on trouve dans les kartié des
rescapés du cycle de la reproduction sociale et culturelle. Mais, à la Réunion, comme ailleurs,
s’ils sont exemplaires, ils ne sont pas légion. Intellectuels, sportifs ou musiciens, ils quittent le
kartié dès qu’ils le peuvent, moins par condescendance que par la crainte du regard de
l’Autre, le dalon qui a échoué, qui continue de galérer et qui se représente l’élu comme un
traitre, un complice du pouvoir : un "bouffon" (terme largement utilisé dans le 93 et qui tend à
se répandre à la Réunion).

Cette population juvénile réunionnaise, dont on peut trouver certaines ressemblances avec
celle des banlieues métropolitaines, est en soi une énigme, un impensé de la recherche en
sciences sociales. Invisible et opaque, elle mérite pourtant toute notre attention sociologique,
politique et sociale. Sans catastrophisme ni prophétisme, la Réunion est aujourd’hui, plus
encore que par le passé, une marmite sociale au bord de l’implosion. Pour le moment, la
situation est au statu quo. Si l’île n’explose pas, c’est parce que les jeunes réunionnais des
"quartiers" censurent leur haine (Dubet, 1987) par la consommation de rhum, de zamal, par ce
qu’ils considèrent comme un deal avec l’Etat concernant le commerce souterrain et les aides
sociales. On a certes, ci et là, des révoltes contre la police, des violences entre bandes, des
"tournantes", mais ces phénomènes sont circonscrits dans le temps et l’espace. Or, on le sait,
quand un problème n’est pas traité politiquement, il finit toujours par dégénérer. Fin 2007, le
gouvernement Sarkozy envisageait de réduire drastiquement le budget "mobilité" ; il a été,
depuis, maintenu, après de longues tractations entre les élus réunionnais et le gouvernement.
Cette attribution permettra à quelques centaines de diplômés d’aller poursuivre leurs études
hors de l’île. Qu’en sera-t-il des non-diplômés et des plus précaires ?

Immobile dans le mobile, les jeunes réunionnais des quartiers ne le resteront peut-être pas
toujours…

P. Ascaride & P. Vitale

Commander la revue complète "L’île de la Réunion : regards contemporains" sur le site http://www.amares.org/

Notes

1 Nous ne traiterons pas ici de l’épisode de l’émigration des Réunionnais dit de la Sakay, région de Madagascar.
Voir Ascaride, Spagnoli & Vitale (2004, chapitre 3).

2 Ce quartier de Saint-Denis de la Réunion, qui conjugue habitat en dur et précarité, voit des heurts avec les CRS
et des voitures brûlées à la suite d’une grève. Vingt ans plus tard, le Chaudron connaîtra une véritable émeute
(voir dans le corps du texte).

3 Le solde migratoire exprime ici la différence, au cours d’une période, entre le nombre de personnes venant
résider à la Réunion (immigration) et le nombre de personnes qui quitte l’île pour résider ailleurs (émigration).

4 Ce terme ne doit pas être compris comme la légitimation d’un dispositif, c’est-à-dire la mobilité. La résistance
est entendue ici comme une compétence des Réunionnais qui dépasse le cadre de la mobilité. Par la suite, nous
espérons échapper à la tautologie bien repérée par Dubet (1987) qui consiste à expliquer, dans notre étude, la
mobilité par la culture de la mobilité ou de l’immobilité, c’est-à-dire finalement par la mobilité elle-même. Dans
le même sens, les trois âges de la mobilité que nous proposons ici ne doivent pas être pensés autrement que de
manière typologique. Les temps, les espaces et les actions sont pluriels et flottants, se combinant et se
compliquant
selon les situations.

5 On pourrait traduire ce titre par Mon pays, bateau fou, vers où veulent-ils nous emporter ? Dans la traduction
française, la métaphore de l’auteur perd toutefois de sa poésie et de sa symbolique.

6 Une nuance serait à apporter, puisque dans des élans populistes, la droite réunionnaise fait, en 1959, des
meetings en créole pour séduire et capter le vote des Réunionnais …

7 Les concepts de misérabilisme et de dominocentrisme ont été travaillés par Grignon & Passeron (1989). Dans notre article, le misérabilisme désigne le processus par lequel la culture et la langue des Réunionnais sont
considérées, par essence, comme inférieures à celles des métropolitains. Dans sa forme la plus extrême, et
lorsque ceux qui décomptent avec condescendance tous les manques, toutes les différences, tous les moindreêtre,
sont aussi ceux qui sont au plus haut dans l’échelle sociale et qui détiennent le pouvoir, on parle de
dominocentrisme pour exprimer que la norme sociale devient aussi la norme linguistique, culturelle, etc. La
thèse de géographie de Defos du Rau (1960), qui est pourtant l’un des premiers travaux d’envergure sur la
Réunion, n’est pas exempte de poncifs sur, par exemple, la nonchalance et la saleté innées des Réunionnais !
Comme pour rappeler ici que le dominocentrisme est un biais d’analyse auquel n’échappent pas non plus les
chercheurs !

8 Citons, pour mémoire, l’Union Générale des Travailleurs Réunionnais en France (UGTRF) qui milite pour
l’affirmation de l’identité et la culture réunionnaises ; le Groupe Kiltirél Rényoné (GKR) qui édite, à Paris, un
journal, Nou rényoné koméla (Nous les Réunionnais d’aujourd’hui) et qui propose des cours de créole ;
l’association cultuelle du père Félix Rivière, Fraternité Réunionnaise…

9 De la charrette à boeuf jusqu’aux embouteillages, ce sont toujours les pauvres qui restent sur le bord de la
route.

10 Voir Gerbeau (1992).

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